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DES BIENFAITS, LIVRE VII.

cides ; la main que laissa Mucius sur le foyer ennemi l’illustra autant que l’eût fait la mort de Porsenna ; et toujours la vertu qui a lutté contre la Fortune, lors même qu’échoue son entreprise, en sort glorieusement.il est plus méritoire de poursuivre des occasions qui fuient sans cesse et de tenter mille et mille voies pour arriver à témoigner sa gratitude que de se trouver reconnaissant sans la moindre peine, à la première occasion.

XV. « Le bienfaiteur, me dit-on, t’a obligé doublement, d’intention et de fait ; et tu lui es doublement redevable. » On peut tenir ce langage à qui ne témoignerait qu’une oisive intention : mais celui qui, outre l’intention, fait effort et n’omet aucune tentative, celui-là ne le mérite pas : car il satisfait aux deux choses autant qu’il est en lui. Et puis il ne faut pas toujours comparer les choses numériquement : quelquefois une seule en vaut deux. Ici, par exemple, l’effet est compensé par cette volonté si dévouée, si désireuse de rendre. Que si l’intention sans le fait est un retour insuffisant, nul ne s’acquitte envers les dieux, auxquels on n’offre que l’intention. « C’est, dira-t-on, qu’on ne peut leur donner autre chose. » Eh bien ! si je ne puis faire mieux pour mon bienfaiteur, pourquoi ne serai-je pas reconnaissant envers cet homme de la même façon qu’envers les dieux ?

XVI. Si pourtant tu me demandes mon avis, si tu veux que je te signifie ma réponse, ce sera que l’un se croie payé et que l’autre sache qu’il n’a point rendu ; que le bienfaiteur libère l’obligé et que celui-ci se tienne lié ; que le premier dise : « J’ai reçu, » et que l’autre réponde : « Je dois. »

Dans toute question ayons en vue l’intérêt social. Il faut fermer aux ingrats toute excuse qui pourrait leur être une échappatoire, un prétexte à nier leur dette. Tu as tout fait, dis-tu : eh bien ! fais encore. Crois-tu nos pères assez peu sensés pour n’avoir pas compris qu’il est fort injuste de mettre sur la même ligne celui qui dissipe en débauches ou au jeu l’argent reçu de son créancier, et l’homme à qui un incendie, un vol ou quelque autre accident fâcheux font perdre le bien d’autrui avec le sien ? S’ils n’ont admis aucune excuse, c’était pour apprendre aux hommes qu’ils doivent à tout prix tenir leur parole. Car il valait mieux rejeter un petit nombre d’excuses même fondées que de permettre à tous d’en hasarder de mauvaises. Tu as tout fait pour rendre. Cela doit suffire à ton bienfaiteur ; pour toi, c’est trop peu. De même, en effet, que s’il laisse ton zèle le plus ardent et le plus dévoué passer sous ses yeux comme non avenu,