Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/508

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
471
DES BIENFAITS, LIVRE VI.

en prostituée, elle se ménageait avec des complices inconnus le droit de tout faire. Ces débordements, qui réclamaient l’animadversion du prince, non moins que son silence, car il est des turpitudes qui retombent sur celui même qui les châtie, Auguste, peu maître de son courroux, les avait fait connaître à tous. Puis, à quelque temps de là, la colère faisant place à la honte, il gémit de n’avoir pas su taire ce qu’il avait appris trop tard, lorsqu’il n’y avait plus que du déshonneur à parler. Il s’écria plus d’une fois : « Rien de tout cela ne me fût arrivé si Mécène ou Agrippa eussent encore vécu. » Tant, avec des millions d’hommes, il est difficile d’en remplacer deux ![1] Ses légions sont taillées en pièces : d’autres sont levées sur-le-champ ; sa flotte est détruite : en peu de jours on en met à flot une nouvelle ; la flamme consume les édifices publics : ils se relèvent plus beaux de leurs cendres ; mais tout le reste de sa vie la place d’Agrippa et de Mécène demeura vide. Que conclure de là ? Que leurs pareils ne purent se retrouver, ou que ce fut la faute du prince, qui aima mieux se plaindre que chercher ? Ne nous figurons point qu’Agrippa et Mécène étaient dans l’usage de lui parler vrai ; s’ils eussent été en vie, ils eussent dissimulé comme les autres. C’est la tactique des souverains de louer les morts pour déprimer les vivants, et de prêter le mérite de la franchise à ceux dont ils n’ont plus à la redouter.

XXXIII. Mais, pour rentrer dans mon sujet, tu vois combien il est facile de s’acquitter envers les heureux, envers les hommes placés au comble de l’humaine prospérité. Dis-leur, non ce qu’ils veulent entendre, mais ce qu’ils voudront avoir toujours entendu ; que leurs oreilles, remplies d’adulations, s’ouvrent enfin à un langage sincère ; donne-leur des conseils qui les sauvent. Tu demandes ce que tu peux faire pour des gens si heureux ? fais qu’ils n’aient pas foi en leur bonheur ; qu’ils sachent tout ce qu’il faut de bras et de bras sûrs pour le retenir. Auras-tu faiblement mérité d’eux si tu leur arraches une bonne fois la folle assurance que leur puissance doive durer toujours, s’ils apprennent de toi que tous les dons du hasard sont changeants et fuient d’un vol plus prompt qu’ils ne viennent, et qu’on ne redescend point par les mêmes degrés du faîte où l’on est parvenu, mais que souvent du plus haut échelon au plus bas il n’est point d’intervalle[2] ? Tu connais

  1. Sénèque ici ne pensait-il pas à lui-même et à Burrhus, les seuls conseillers vertueux de Néron ? Autrement n’eût-il pas dit : Il était difficile ?
  2. Voy. De la tranquill. de l’âme, ii.