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DES BIENFAITS, LIVRE VI.

pouls et qui me classe parmi ses banales visites, me prescrivant, sans s’intéresser à moi, ce qu’il faut faire ou éviter, je ne lui dois rien de plus ; car il n’est pas venu me voir en ami, mais comme un faiseur d’ordonnances. Je n’ai pas lieu non plus d’honorer beaucoup le précepteur qui m’a confondu dans la foule de ses élèves, qui ne m’a pas jugé digne d’un soin spécial et tout particulier, et qui, sans jamais diriger sur moi son attention, nous jetait indistinctement sa science que j’ai, non pas apprise, mais attrapée au vol. Pourquoi est-ce donc que l’on doit beaucoup à ces deux hommes ? Ce n’est pas parce qu’ils nous vendent ce qui vaut plus que nous ne l’achetons, c’est parce qu’ils font quelque chose pour nous personnellement. Mon médecin m’a témoigné plus de sollicitude que son état ne l’y obligeait : c’était pour moi, non pour l’honneur de l’art qu’il tremblait ; non content d’indiquer les remèdes, il les appliquait de sa main. Des plus inquiets sur mon sort, et des plus assidus, aux moments critiques il accourait ; les services les plus pénibles, les plus rebutants, ne lui coûtaient point. Il n’entendait pas mes gémissements sans émotion ; dans la foule de ceux qui l’invoquaient j’étais son malade de prédilection, et il ne donnait son temps à d’autres que si mon état le lui permettait. Celui-là, ce n’est pas comme médecin, c’est comme ami qu’il m’a obligé. À son tour mon précepteur a pris sur lui la fatigue et les ennuis de l’enseignement : outre ces choses que le maître débite pour tous, il en est d’autres qu’il m’a transmises et comme infiltrées goutte à goutte ; ses exhortations ont relevé mes bonnes dispositions morales, et tantôt ses éloges m’ont encouragé, tantôt ses remontrances ont dissipé chez moi la paresse. Mes facultés étaient ignorées, engourdies : il y porta la main, pour ainsi dire, et les tira de leur sommeil. Loin de me dispenser sa science avec parcimonie pour se rendre plus longtemps nécessaire, il eût voulu, s’il avait pu, me la verser toute d’une seule fois. Ne suis-je pas ingrat si je n’aime pas à voir en cet homme l’un de mes plus chers attachements ?

XVII. Les gens même qui vivent de la plus ignoble industrie reçoivent de nous quelque chose en sus du prix fixé, si nous voyons qu’ils n’ont point épargné leur peine : il n’est pas jusqu’au pilote, au manœuvre qu’on loue à vil prix et à la journée, auxquels on ne jette une gratification. Pour ces arts de premier ordre qui conservent ou civilisent la vie, l’homme qui croit ne devoir rien de plus que ce qu’il a stipulé est un ingrat. Ajoutez que la communication de ces connaissances fait