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DES BIENFAITS, LIVRE VI.

tez : car il vous suffit pour le succès de vos vues, de racheter les premiers venus. Ainsi je vous dois, non de m’avoir racheté, mais de m’avoir choisi ; car vous pouviez atteindre votre but par la délivrance d’un autre comme par la mienne. Ce que votre action a d’utile, vous le partagez avec moi : vous m’admettez dans une combinaison qui doit faire deux heureux. Quant à me préférer à d’autres, c’est exclusivement pour moi que vous le faites. Ainsi encore si pour être élu préteur il vous faut racheter dix captifs, et que nous ne soyons que dix, aucun de nous ne vous devrait rien, vous n’auriez à nous demander compte de rien qui ne fût tout à votre profit. Ce n’est pas que j’interprète en jaloux un bienfait : je désire qu’il profite non à moi seulement, mais encore à vous. »

XIV. « Mais, poursuit-on, si j’avais fait jeter les noms dans l’urne et que le vôtre fût sorti dans les dix, est-ce que vous ne me devriez rien ? » Oui, je vous devrais, mais peu de chose. Vous allez savoir quoi. Vous faites ici quelque chose pour moi : vous m’appelez aux chances du rachat ; que mon nom soit sorti, je le dois au sort ; qu’il ait été dans le cas de sortir, je le dois à vous. Vous m’avez ouvert l’accès au bienfait dont je dois à la Fortune la plus grande part ; mais je suis redevable envers vous, d’avoir pu l’être envers la Fortune. »

Je ne m’occuperai nullement de ces bienfaiteurs mercenaires qui ne calculent pas à qui, mais pour quel prix ils donnent, et qui rapportent à eux-mêmes tout le bien qu’ils font. Un homme me vend du blé ; je ne puis vivre si je n’en achète, mais je ne dois pas la vie à qui m’en a vendu. Je considère non pas combien est nécessaire la chose sans laquelle je ne saurais vivre, mais combien mérite peu de reconnaissance ce que je n’eusse pas eu sans l’acheter. En l’apportant, le marchand songeait , non de quel secours ce serait pour moi, mais de quel bénéfice pour lui. Ce que je paye, je ne le dois pas.

XV. « À ce compte-là, me dira-t-on, vous ne devez rien à votre médecin que ses modiques honoraires, rien à votre précepteur dès que vous lui aurez compté quelque argent. Pourtant ces deux classes d’hommes sont chez nous grandement aimées, grandement considérées. » On répond à ceci qu’il est des choses qui valent plus qu’on ne les achète. Vous achetez du médecin une chose inestimable, la vie et la santé ; du précepteur d’arts libéraux, les connaissances qui ennoblissent et la culture de l’âme. Aussi n’est-ce pas ici la chose que l’on paye, mais la peine, mais leur ministère, les heures qu’ils dérobent à