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DE LA COLÈRE, LIVRE I.


« La colère, dit-on, est utile, en réveillant l’ardeur guerrière. » Il en sera donc de même de l’ivresse ; elle pousse à l’audace et à la provocation ; et beaucoup ont été plus braves au combat pour avoir eu moins de sobriété. Ainsi encore la frénésie et la démence seraient nécessaires au déploiement de nos forces ; car le délire les double souvent. Eh quoi ! la peur n’a-t-elle pas, par un effet contraire, fait naître l’audace, et la crainte de la mort, poussé au combat les plus lâches ? Mais la colère, l’ivresse, la crainte et tout sentiment analogue sont des stimulants honteux et précaires ; ils ne fortifient point la vertu, qui n’a que faire du vice ; seulement parfois ils réveillent quelque peu un cœur mou et pusillanime. La colère ne rend plus courageux que celui qui sans elle serait sans courage : elle vient non pas aider une vertu, mais la remplacer. Eh ! si la colère était un bien, ne serait-elle pas l’apanage des hommes les plus parfaits ? Or, les esprits les plus irascibles sont les enfants, les vieillards, les malades ; et tout être faible par nature est quinteux.

XIV. « Il est impossible, dit Théophraste, que l’homme de bien ne s’irrite pas contre les méchants. » De cette façon, plus on a de vertu, plus on sera irascible ? Vois, au contraire, si l’on n’en sera pas plus calme, plus libre de passions et de haine pour qui que ce soit. Pourquoi haïrait-on ceux qui font le mal, puisque c’est l’erreur qui les y pousse(11) ? Il n’est point d’un homme sage de maudire ceux qui se trompent : il se maudirait le premier. Qu’il se rappelle combien il enfreint souvent la règle, combien de ses actes auraient besoin de pardon ; et bientôt il s’irritera contre lui-même. En effet, un juge équitable ne décide pas dans sa cause autrement que dans celle d’autrui(12). Non, il ne se rencontre personne qui ait droit de s’absoudre soi-même ; et qui se proclame innocent consulte plutôt le témoignage des hommes que sa conscience(13). Combien n’est-il pas plus humain d’avoir pour ceux qui pèchent des sentiments doux, paternels, de ne pas leur courir sus, mais de les rappeler ! Je m’égare dans vos champs par ignorance de la route : ne vaut-il pas mieux me remettre dans la voie que de m’expulser ? Employons, pour corriger les fautes, les remontrances, puis la force, la douceur, puis là sévérité ; et rendons l’homme meilleur tant pour lui que pour les autres, sinon sans rigueur, du moins sans emportement. Se fâche-t-on contre l’homme qu’on veut guérir ?

XV. Mais ils sont incorrigibles ; rien de traitable en eux,