Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/475

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
438
DES BIENFAITS, LIVRE V.

thiques et ne vont point ensemble. Personne donc n’est utile au méchant : tout ce qui lui arrive est gâté par l’usage pervers qu’il en fait. Un estomac vicié par la maladie et qui se charge de bile corrompt tout ce qu’il reçoit d’aliments et transforme en cause de souffrance ce qui devrait le nourrir ; telle est une âme aveugle : quoi qu’on lui confie, tout lui pèse, tout lui est pernicieux, tout, par son fait, lui est occasion de misère4. Aussi les heureux du monde et les riches sont-ils le plus en proie à cette fièvre interne, le moins capables de se reconnaître, tombés qu’ils sont dans une mer plus vaste, jouets de plus de fluctuations. Les méchants ne rencontrent rien qui leur profite ; disons mieux, qui ne leur nuise. Tout ce que le sort leur envoie, ils l’assimilent à leur nature : les plus belles choses en apparence, et qui seraient les plus utiles aux bons, sont des poisons pour eux. C’est pourquoi ils ne sauraient non plus opérer aucun bienfait, nul ne pouvant donner ce qu’il n’a pas ; et l’intention bienfaisante leur manque.

XIII. En dépit de tout cela, cependant, le méchant peut recevoir quelque chose d’analogue au bienfait, et, s’il ne le rend, il est ingrat. Il y a les biens de l’âme, les biens du corps et ceux de la fortune. Les biens de l’âme sont interdits à l’insensé et au méchant : il n’est admis qu’à ceux qu’il peut recevoir, qu’il est tenu de rendre, qu’il est ingrat de ne rendre point. Et cela n’est pas dans nos doctrines seules. Les péripatéticiens eux-mêmes, qui étendent et reculent si loin les bornes de la félicité humaine, disent que de menus bienfaits peuvent arriver au méchant, et qu’à défaut de les rendre il est ingrat. Or il ne nous paraît pas convenable à nous d’appeler bienfaits des choses qui ne feront pas l’homme meilleur au moral ; mais que ce soient des avantages qu’on peut désirer, nous ne le nions pas. Le méchant peut même les donner à l’homme de bien, comme les recevoir de lui : tels sont de l’argent, un vêtement, des honneurs, la vie ; ne pas les rendre, c’est encourir la qualification d’ingrat. « Mais comment qualifier de ce nom l’homme qui ne rend pas ce qui, selon nous, n’est pas un bienfait ? » Il est des choses qui, sans être vraiment les mêmes, sont, par analogie, comprises sous le même terme. Ainsi nous appelons boîte aussi bien une boîte d’argent qu’une boîte d’or ; nous appelons illettré non pas l’homme tout à fait ignorant, mais celui qui n’a pas atteint un certain degré d’instruction ; ainsi voir un homme mal vêtu, couvert de haillons, c’est, comme on dit, voir un homme tout nu. Des avantages ne sont pas des bienfaits, encore