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DES BIENFAITS, LIVRE V.

traires ; si l’on dit d’un homme : « Il s’est fait tort, » nous pourrons dire : « Il s’est accordé un bienfait. »

VIII. Est-il naturel de se devoir à soi-même ? Ce qui l’est, c’est que l’obligation précède le retour. Point de débiteur sans créancier ; pas plus que de mari sans femme ou de père sans fils. Il faut que quelqu’un donne pour que quelqu’un reçoive : ce n’est ni donner ni recevoir que de faire passer une chose de la main gauche dans la droite. Un homme ne se porte pas lui-même, quoiqu’il meuve son corps d’un lieu, à un autre ; celui qui plaide sa propre cause ne s’assiste point ; on ne s’érige point une statue comme on ferait à un patron ; un malade qui ne doit qu’à ses propres soins son rétablissement n’exige pas de soi-même un salaire : ainsi, en toute affaire d’où on aura tiré quelque utilité personnelle, on ne devra pas se rendre grâce, n’ayant pas à qui la rendre. Accordons qu’on puisse se rendre service : en même temps qu’on donne on reçoit ; accordons qu’on reçoive de soi un bienfait : on le restitue en le recevant. C’est à ma caisse, comme on dit, que j’emprunte : signature fictive, aussitôt rendue que donnée. Le donnant n’est pas autre que l’acceptant : c’est un seul et même homme. Ce terme de dette n’est de mise qu’entre deux personnes : comment donc l’appliquer à une seule, qui se libère en s’obligeant ? Comme dans un cercle ou une balle, il n’y a ni bas ni haut, ni fin, ni commencement, parce que le mouvement bouleverse cet ordre, met devant ce qui était derrière, ce qui descendait remonte, et, de quelque façon que tout aille, tout se retrouve au même point ; ainsi de l’homme, crois-moi : retourne-le sous mille faces, c’est toujours lui. S’il se blesse, il n’a de réparation à poursuivre contre personne. Qu’il s’enchaîne et qu’il s’emprisonne, il n’est point traduit pour fait de violence. Quand il se rend service il s’acquitte du même coup. On dit que rien ne se perd dans la nature, car tout ce qu’on lui arrache lui retourne ; rien ne saurait périr, parce que rien n’a d’issue pour s’échapper, et que tout rentre au sein dont il est sorti. Quelle analogie a cet exemple avec la question présente ? Le voici : je te suppose ingrat : le bienfait pour cela ne se perd point, il est encore chez son auteur ; ou bien refuses-tu de le reprendre ? il est chez toi avant d’être rendu. Tu ne peux rien perdre : ce que l’on t’enlève ne t’en reste pas moins acquis. C’est en toi que tourne le cercle : recevoir, pour toi c’est donner ; donner c’est recevoir.

IX. « Il faut, dit-on, se faire du bien, et partant s’en avoir