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DE LA COLÈRE, LIVRE I.


hommes pourtant sont taillés en pièces par les Espagnols et les Gaulois, par les troupes si peu belliqueuses d’Asie et de Syrie, avant même que la légion romaine se montre : ce qui rend leur défaite aisée n’est autre chose que leur emportement. Or maintenant, qu’à ces corps, qu’à ces âmes étrangères à la mollesse, au luxe, aux richesses, on donne une tactique, une discipline ; certes, pour ne pas dire plus, il nous faudra revenir aux mœurs de la vieille Rome. Par quel moyen Fabius releva-t-il les forces épuisées de la République ? Il sut uniquement temporiser, différer, attendre ; toutes choses que l’homme irrité ne sait pas. C’en était fait de la patrie, alors sur le bord de l’abîme, si Fabius eût osé tout ce que lui dictait le ressentiment. Il prit pour conseil la fortune de l’Empire ; et calcul fait de ses ressources, dont pas une ne pouvait périr sans ruiner toutes les autres, il remit à un temps meilleur l’indignation et la vengeance : uniquement attentif aux chances favorables, il dompta la colère avant de dompter Annibal. Et Scipion ? n’a-t-il pas, laissant Annibal, l’armée punique, tout ce qui devait enflammer son courroux, transporté la guerre en Afrique et montré une lenteur qui passa chez les envieux pour amour du plaisir et lâcheté ? Et l’autre Scipion ? que de longs jours il a consumés au siége de Numance, dévorant son dépit comme général et comme citoyen, de voir cette ville plus lente à succomber que Carthage ! Et cependant ses immenses circonvallations enfermaient l’ennemi et le réduisaient à périr de ses propres armes.

XII. La colère n’est donc pas utile, même à la guerre et sans les combats. Elle dégénère trop vite en témérité ; elle veut pousser autrui dans le péril, et ne se garantit pas elle-même. Le courage vraiment sûr est celui qui s’observe beaucoup et longtemps, qui se couvre d’abord et n’avance qu’à pas lents et calculés(9). « Eh quoi ! l’homme juste ne s’emportera pas, s’il voit frapper son père, ou ravir sa mère ! » Il ne s’emportera pas : il courra les délivrer et les défendre. A-t-on peur que, sans la colère, l’amour filial ne soit un trop faible mobile ? Eh quoi ! devrait-on dire aussi, l’homme juste, en voyant, son père ou son fils sous le fer de l’opérateur, ne pleurera pas, ne tombera pas en défaillance ? Nous voyons cela chez les femmes, chaque fois que le moindre soupçon de danger les frappe. Le juste accomplit ses devoirs sans trouble et sans émoi : en agissant comme juste, il ne fait rien non plus qui soit indigne d’un homme de cœur. On veut frapper mon père, je le défendrai ; on l’a frappé, je le vengerai, par devoir, non par ressentiment.