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DES BIENFAITS, LIVRE IV.

tomber même en d’indignes mains ; la médecine indique ses remèdes aux plus grands coupables. Les recettes salutaires n’ont jamais été supprimées pour empêcher de guérir ceux qui ne le méritaient pas. Exigeons un contrôle : que l'on apprécie les personnes pour toute faveur donnée comme prix spécial du mérite, mais non pour ces choses qui admettent le pêle-mêle et la foule. Il y a loin entre choisir et ne pas exclure. On fait droit même au larron ; l’homicide aussi jouit de la paix publique ; et celui-là revendique son bien , qui a ravi la chose d’autrui. Le sicaire, l’homme qui dans nos villes fait métier du meurtre, nos remparts le défendent de l’ennemi : l’égide des lois protège leurs plus grands prévaricateurs. Il est des faveurs qui ne pouvaient se donner aux individus sans aller aux masses. N’arguez donc pas de ces avantages auxquels nous sommes invités en commun : mais ce qui d’après mon jugement, doit échoir à tel particulier, je ne le donnerai pas sciemment à l’ingrat.

XXIX. « Ainsi, poursuit-on, vous ne lui donnerez pas même un conseil dans ses perplexités, ni ne lui permettrez de puiser de l’eau, ni ne lui montrerez sa route s’il s’égare ; ou bien vous vous prêterez à cela, mais vous ne lui ferez aucun don. » Distinguons ici, ou du moins tâchons de distinguer. Un bienfait est une œuvre utile, mais toute œuvre utile n’est pas un bienfait. Il est des choses de si mince valeur que la qualification de bienfait ne saurait leur appartenir. Il faut deux conditions pour le constituer. D’abord la grandeur de l’objet, car il en est de trop petits pour atteindre à un pareil titre. A-t-on jamais appelé bienfait un morceau de pain, une vile pièce de cuivre, la permission d’allumer du feu, choses néanmoins plus utiles parfois que les plus grands dons ? Leur peu de valeur intrinsèque, même quand la circonstance en faisait des nécessités, leur ôte tout mérite. La seconde condition, et la plus essentielle, c’est que le bienfait s’opère à l’intention de celui-là même auquel je veux qu’il parvienne, que je l’en juge digne, que je donne de bon cœur, que j’éprouve de la joie à donner. Rien de tout cela dans les actes indifférents dont je viens de parler. Car nous n’y voyons pas des tributs offerts au mérite, mais des bagatelles qu’on laisse prendre : ce n’est pas à l’homme que nous donnons, c’est à l’humanité.

XXX. Quelquefois même, je l'avoue, j’accorderai certaines choses à qui n’en serait pas digne, en considération d’autres hommes, comme dans la poursuite des honneurs souvent la