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DES BIENFAITS, LIVRE IV.

sant ingrat, et quand l’opinion, aveugle interprète, nous signale faussement comme tels. Quel autre guide suit-on alors que cette conscience même qui, refoulée en nous, fait encore notre joie, qui crie plus haut que la multitude et que la renommée, qui est à elle seule notre univers, et qui, ayant en face d’elle une immense foule de contradicteurs, ne compte pas les voix, mais l’emporte par son seul suffrage14. Que si elle voit infliger à sa loyauté les châtiments de la trahison, loin qu’elle descende de sa hauteur, elle s’élève au-dessus même de son supplice.

XXII. « J’ai, se dit-elle, ce que je voulais, ce que je demandais. Je ne m’en repens point, je ne m’en repentirai jamais ; et jamais l’injuste Fortune n’entendra[1] de moi cette parole : « Qu’ai-je été chercher ? À quoi me sert mon dévouement ? » Il me sert, fussé-je sur le chevalet, fussé-je au milieu des flammes qui envahiraient chacun de mes membres et viendraient à m’envelopper vivant ; quand tout ce corps, soutenu d’une bonne conscience, fondrait sur le bûcher, j’aimerais cette flamme à travers laquelle ma foi brillerait dans tout, son éclat[2].

Et pour ramener ici l’argument énoncé plus haut, dans quel but veut-on témoigner sa gratitude à l’heure de la mort ? Pourquoi pèse-t-on si bien alors les services de chacun ? Pourquoi craint-on, en balançant les souvenirs de toute une vie, qu’aucun bon office ne semble nous avoir échappé ? Il ne reste plus rien où puisse s’étendre notre espoir. Et pourtant, placés sur le seuil fatal, nous voulons quitter la scène du monde avec le plus de reconnaissance possible. C’est qu’elle est grande, la récompense que porte en soi l’accomplissement de cette vertu ; c’est que l’honnête a pour captiver l’âme humaine un ascendant immense, une beauté qui nous pénètre tout entiers et nous entraîne, sous le charme de l’admiration, vers sa lumière éblouissante.

Sans doute l’honnête devient la source d’une foule d’avantages. La vie a moins d’écueils pour l’homme vertueux ; l’amour et le suffrage des bons le secondent ; et l’on jouit d’un plus tranquille destin quand on a pour soi son innocence et un cœur plein de gratitude. Car la nature eût été la plus injuste des marâtres, si à ce devoir sacré elle n’eût attaché que misè-

  1. Je lis avec J. Lipse: hanc vocem audiat. Lemaire: audiam.
  2. Voy. Lettre lxvi