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DE LA COLÈRE, LIVRE I.


son, sans elle, se suffit pour mettre à fin son œuvre et n’a que faire d’un auxiliaire qui ne la vaut pas.

« Mais on voit des gens irrités ne point sortir d’eux-mêmes et se contenir. » Comment ? quand déjà la colère se dissipe et veut bien les quitter, mais non quand elle bouillonne : elle est alors souveraine. « Mais encore, ne laisse-t-on pas souvent, même dans la colère, partir sain et sauf l’ennemi que l’on hait ? Ne s’abstient-on pas de lui faire du mal ? » Sans doute, et par quel motif ? Parce qu’une passion en repousse une autre, et que la peur ou la cupidité obtient de nous quelque concession ; ce n’est point là une paix dont la raison nous gratifie, c’est la trêve peu sûre et menaçante des passions.

IX. Enfin la colère n’a en soi rien d’utile, rien qui stimule la bravoure militaire : jamais en effet la vertu n’est réduite à s’aider du vice ; elle est assez forte d’elle-même. A-t-elle besoin d’élan ? Elle ne se courrouce point, elle se lève ; selon qu’elle le juge nécessaire, elle tend ou relâche ses propres ressorts : tels sont les traits que lancent nos machines et auxquels le tireur est maître de donner plus ou moins de portée.

« La colère, dit Aristote, est nécessaire : on ne peut forcer aucun obstacle sans elle, sans qu’elle remplisse notre âme et échauffe notre enthousiasme. Seulement il la faut prendre non comme capitaine, mais comme soldat. » Cela n’est pas vrai : car, si elle écoute la raison et qu’elle suive où celle-ci la mène, ce n’est plus la colère, qui n’est proprement qu’une révolte. Si elle résiste ; si, quand on veut qu’elle s’arrête, ses féroces caprices la poussent en avant, elle est pour l’âme un instrument aussi peu utile que le soldat qui ne tient nul compte du signal de la retraite. Ainsi donc, si elle souffre qu’on règle ses écarts, il lui faut un autre nom, elle cesse d’être cette colère que je ne conçois que comme indomptable et sans frein ; si elle secoue le joug, elle devient préjudiciable et ne peut plus compter comme secours. En un mot, ce ne sera plus la colère, ou elle sera dangereuse : car l’homme qui punit non par avidité de punir, mais par devoir, ne saurait passer pour un homme irrité. Le soldat utile est celui qui sait obéir à son chef, plus éclairé que lui. Mais les passions savent aussi mal obéir que commander ; aussi jamais la raison n’acceptera ces auxiliaires violents, imprévoyants, auprès desquels son autorité n’est rien, et qu’elle ne comprimerait jamais qu’en leur opposant leurs sœurs et leurs pareilles, comme à la colère la peur, à l’indolence la colère, à la peur la cupidité(8).