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DES BIENFAITS, LIVRE IV.

bienfaits seuls nous y attachent : ces bienfaits fussent-ils malheureusement placés, on a pour eux la même indulgence qu’un père pour ses enfants contrefaits10.

XVI. Nos mêmes adversaires avouent que, pour eux, ils payent de retour non en vue de l’honnête, mais parce que cela est utile. Autre mensonge dont nous les convaincrons avec moins de peine que du premier, car les arguments qui ont démontré que la bienfaisance est désirable par elle-même s’appliqueront aussi à la reconnaissance.

Il est bien établi, et nos preuves ultérieures découlent de là, que l’honnête ne se pratique par nul autre motif que parce qu’il est l’honnête. Qui donc osera contester que la reconnaissance soit une chose honnête ? Qui ne déteste l’ingrat, nuisible à tous, comme à lui-même ? Eh quoi ! si l’on te parle d’un homme qui aux plus grands bienfaits d’un ami répond par l’ingratitude, qu’éprouves-tu ? Ne vois-tu là, au lieu d’un acte infâme, que l’omission d’une chose qui eût pu lui être utile et profitable ? Je m’assure que dans ta pensée c’est un méchant homme, qui a plus besoin de châtiment que de curateur ; et cette pensée, tu ne l’aurais pas, si la gratitude n’était par elle-même désirable et honnête.

D’autres vertus peut-être ont leur mérite moins en dehors, et pour y reconnaître l’honnête on a besoin de les interpréter : celle-ci se montre sans voile, trop belle pour ne reluire que d’un faible et douteux éclat. Est-il rien d’aussi louable, et qui parle aussi également au cœur de tous les hommes que cette vertu qui répond aux bienfaits par la reconnaissance ?

XVII. Quel motif, dis-moi, nous y porte ? L’appât du gain ? Qui ne le méprise point est ingrat. La vanité ? Peut-on tirer gloire d’avoir payé ce qu’on devait ? La crainte ? Elle est nulle chez l’ingrat. Son crime est le seul contre lequel on n’ait pas fait de loi ; la nature semblait l’avoir suffisamment prévenu. Comme aucune loi ne prescrit l’amour filial, la tendresse paternelle, puisqu’il est superflu qu’on nous pousse où nous allons spontanément ; comme il n’est besoin d’exhorter personne à cet amour de soi que l’on contracte tout en naissant, ainsi l’amour pur de l’honnête peut se passer de mobiles étrangers. L’honnête plaît par sa propre nature ; et tel est l’ascendant de la vertu, qu’il est dans le cœur même des méchants d’approuver le bien qu’ils ne font pas. En est-il un qui ne veuille paraître bienfaisant ; qui au sein du crime et de l’iniquité n’ambitionne de passer pour bon ; qui ne colore ses actes les plus tyranni-