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DES BIENFAITS, LIVRE IV.

donc le bienfaiteur de l’animal que je nourris pour m’en servir ou pour le manger ? Suis-je le bienfaiteur de l’arbuste que je cultive pour que la sécheresse ou la dureté d’un sol non remué ne le fassent point pâtir ? Ce n’est jamais par bienveillance et par équité qu’on va travailler à son champ, non plus qu’à aucune chose dont le fruit est autre qu’elle-même. On est amené à exercer la bienfaisance non point par une pensée cupide ou sordide, mais par esprit d’humanité, de générosité, par le désir de donner encore après avoir donné, d’ajouter aux anciens services des services récents qui les renouvellent, sans se rien proposer que le plus grand bien possible de ceux qu’on oblige : hors de là, c’est chose mesquine, sans honneur, sans gloire, d’être utile parce que cela profite. Quelle noblesse y a-t-il à s’aimer soi-même, à épargner, à acquérir pour soi ? Tous ces calculs, la vraie passion de la bienfaisance nous en détourne : elle nous entraîne impérieusement aux plus grands sacrifices et laisse là tout intérêt, trop heureuse de ses seules bonnes œuvres.

XV. N’est-il pas hors de doute que l’injure est le contraire du bienfait ? Or, de même que faire l’injure est en soi une chose qu’il faut éviter et craindre, le bienfait en est une dont la pratique est par elle-même désirable. Pour empêcher l’une, la honte prévaut sur toutes les récompenses qui poussent au crime ; ce qui invite à l’autre, c’est l’image de l’honnête, assez entraînante à elle seule. Non, je ne mentirai pas si je dis que tout mortel aime le bien qu’il a fait, que par une disposition naturelle il voit avec un plaisir plus vif l’homme qu’il a comblé de ses grâces, et qu’un motif pour lui d’obliger derechef, c’est d’avoir obligé une fois, ce qui n’arriverait pas, si les bienfaits par eux-mêmes n’avaient pour leur auteur un grand charme. Que de fois n’entends-tu pas dire : « Je n’ai pas le courage d’abandonner un homme à qui j’ai sauvé la vie, que j’ai arraché au péril. Il me prie de plaider sa cause contre d’influents personnages. J’y répugne : mais que faire ? Je l’ai assisté dans tant d’occasions ! » N’est-il pas clair que la générosité porte en soi je ne sais quelle puissance secrète qui nous force à la perpétuer, d’abord par l’ascendant du devoir, puis par l’impulsion d’un premier bienfait ? Tel qui, dans le principe, n’avait nul droit à notre obligeance, l’obtient par cela seul qu’il l’a déjà obtenue. Et nous sommes si loin d’avoir ici pour mobile l’intérêt, que nous continuons nos soins et notre affection aux œuvres même les plus stériles, parce que nos