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DE LA COLÈRE, LIVRE I.


qui les engagent au bien, qui leur insinuent l’amour de l’honnête et du juste, qui leur fassent sentir l’horreur du vice et le prix de la vertu. Son langage peu à peu deviendra plus sévère : il avertira encore en réprimandant, et ne recourra que comme dernier remède aux châtiments, alors même légers et révocables. Les derniers supplices ne s’infligeront qu’aux scélérats du dernier degré ; et nul ne périra que sa mort ne soit un bien même pour lui.

VI. Du médecin au magistrat, toute la différence est que le premier, s’il ne peut sauver nos jours, nous adoucit le passage redouté, et que le second chasse de la vie le coupable chargé d’infamie, aux yeux de tous, non qu’il se plaise au supplice de personne ; le sage est loin de cette inhumaine barbarie ; mais pour donner un exemple à tous, pour que ceux qui de leur vivant n’ont pas voulu être utiles à l’État le servent du moins par leur mort. Non, l’homme, de sa nature, n’est point avide de punir ; et la colère n’est point selon sa nature, car la colère ne veut que châtiment. Je citerai aussi l’argument de Platon, car pourquoi ne pas prendre chez autrui ce qui rentre dans nos idées ? « Le juste, dit-il, ne lèse personne, la vengeance est une lésion : elle ne sied, donc pas au juste, ni par conséquent la colère, car c’est à la colère que la vengeance convient. » Si le juste ne trouve point de charme à se venger, il n’en trouvera pas à une passion qui met sa joie dans la vengeance. La colère n’est donc pas conforme à la nature.

VII. Mais, bien qu’elle ne le soit point, ne doit-on pas l’accueillir pour les services qu’elle a souvent rendus ? Elle exalte les âmes et les aiguillonne ; et le courage guerrier ne fait rien de brillant sans elle, sans cette flamme qui vient d’elle, sans ce mobile qui étourdit l’homme et le lance plein d’audace à travers les périls. Aussi quelques-uns jugent-ils que le mieux est de modérer la colère sans l’étouffer, de retrancher ce qu’elle a de trop vif pour la restreindre à sa mesure salutaire, et surtout de conserver ce principe, dont l’absence rend notre action languissante et relâche les ressorts de la vigueur morale. Mais d’abord il est plus facile d’expulser un mauvais principe que de le gouverner, plus facile de ne pas l’admettre que de le modérer une fois admis. Dès qu’il s’est mis en possession, il est plus fort que le maître et ne souffre ni restriction ni limite. D’autre part, la raison elle-même, à laquelle vous livrez les rênes, n’a de puissance qu’autant qu’elle s’est isolée des passions ; mais souillée de leur alliance, elle ne peut plus les