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DES BIENFAITS, LIVRE III.

d’eux. On accorde que beaucoup de fils ont été plus grands, plus puissants, et quelques-uns plus vertueux que leurs pères. Si on l’admet, il se peut donc qu’ils aient mieux mérité d’eux, puisque leur fortune était plus ample et leurs dispositions meilleures. Quoi qu’il donne à son père, le fils, dit-on, donne toujours moins : car cette faculté même de donner, c’est du père qu’il la tient. Ainsi jamais le père n’est surpassé en bienfaits, puisque c’est grâce à lui qu’ont lieu ces mêmes bienfaits qui surpassent les siens. — Mais d’abord il est des choses qui doivent leurs commencements à d’autres, et qui ne laissent pas d’être plus grandes que leurs commencements ; et on ne peut conclure qu’un effet n’est pas plus grand que sa cause, de cela seul qu’il n’eût pu gagner autant d’importance sans cette cause. Il n’est rien qui ne se hâte de laisser bien loin son berceau. Les germes, principes de toutes choses, ne sont pourtant que la moindre partie de ce qu’ils produisent. Vois le Rhin, vois l'Euphrate et tous les fleuves les plus fameux : que sont-ils, mesurés où ils prennent leur source ? Cette masse d’eau effrayante et le nom qu’ils portent, c’est dans leur cours qu’ils les ont acquis. Retranche les racines, les bois ne s’élèveront plus, et les hautes montagnes perdront leur vêtement. Considère ces arbres si gigantesques, à estimer leur élévation, et qui, à voir l’épaisseur et l’envergure de leurs rameaux, s’étendent si au large : combien est peu de chose, en comparaison, ce que tient de place la fibre toute mince des racines ! Les temples s’appuient sur leurs fondation» comme les fiers remparts de Rome ; pourtant les matériaux jetés dans le sol pour affermir tout l’édifice ont disparu. C’est ce qui arrive pour toutes choses : les développements qui suivent ensevelissent toujours leurs principes. Je n’aurais pu rien acquérir, si les bienfaits de mes parents ne m’eussent ouvert la voie ; mais tout ce que j’ai acquis n’est pas pour cela moindre que la chose sans laquelle je n’aurais pu acquérir. Si une nourrice n’eût allaité mon enfance, je n’eusse rien pu faire de ce que ma tête et mon bras exécutent, ni m’élever à cette célébrité que mes talents civils et militaires m’ont value : est-ce à dire qu’aux œuvres les plus importantes tu préféreras la tâche d’une nourrice ? En quoi diffèrent ces deux genres de bienfaits, puisque sans ceux d’un père comme sans les soins d’une nourrice, j’étais hors d’état d’avancer plus loin ?

XXX. Si c’est à l’auteur de mon être que je dois tout ce que je puis faire, songe que mon être n’a commencé ni à mon père,