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DES BIENFAITS, LIVRE II.

tous. L’ex-préteur Paulus assistait à un festin ayant à son doigt le portrait de Tibère sur une pierre gravée en relief. Le scrupule serait déplacé si je cherchais une périphrase pour dire qu’il alla prendre un pot de chambre. Cela fut aussitôt remarqué par Maro, l’un des fameux espions de l’époque. Mais l’esclave de l’homme dont on tramait la perte profita de son ivresse pour lui retirer son anneau et, comme Maro prenait les convives à témoin que l’image de César avait été mise en contact avec un objet obscène, comme il dressait déjà sa dénonciation, l’esclave montra la bague dans sa main10. Qui le traiterait d’esclave après cela pourrait appeler le délateur un convive.

XXVII. Sous le divin Auguste, la parole n’était pas dangereuse encore, mais pouvait être fâcheuse. Un membre du sénat, Rufus, avait dans un souper exprimé le vœu qu’Auguste ne revînt pas sain et sauf d’une expédition qu’il préparait ; et il avait ajouté que tous les taureaux et les veaux faisaient le même vœu[1]. Ce propos fut soigneusement remarqué. Dès qu’il fit jour, un esclave, qui pendant le repas s’était tenu aux pieds de son maître, lui rendit compte de ce que l’ivresse lui avait fait dire à table, et lui conseilla de prévenir César en se dénonçant lui-même. Rufus profite de l’avis et va aborder l’empereur comme il descendait de son palais. Il proteste que la veille il n’était, pas dans son bon sens ; il souhaite que ses paroles retombent sur lui et sur ses fils et supplie Auguste de lui pardonner et de lui rendre ses bonnes grâces. « C’est chose faite, répondit le prince. — Mais, ajouta l’autre, personne ne me croira rentré en grâce si je n’obtiens de vous quelque présent ; » et il demanda une somme qui n’eût pas été à dédaigner pour un favori. César là lui accorda en disant : « Dans mon intérêt j’aurai soin de ne plus me brouiller avec vous. » Il est beau à Auguste d’avoir pardonné, d’avoir joint la libéralité à la clémence. Personne, au récit de ce trait, ne pourra s’empêcher de louer l’empereur ; mais d’abord il louera l’esclave. Tu n’attends pas que je te dise qu’il fut affranchi ? Non sans rançon toutefois : César en avait fait les frais.

XXVIII. Après tant d’exemples, doutera-t -on qu’un maître reçoive quelquefois un bienfait de son esclave ? Pourquoi l’action serait-elle rabaissée par la personne, plutôt que la personne relevée par l’action ? Nous avons tous même commence-

  1. Pour ne pas servir d’hécatombes après la victoire.