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DES BIENFAITS, LIVRE III.

qui la maladie a fermé le passage des sons, tu ne plaindrais pas celui qui ne sait plus sentir un bienfait ? Il redoute les dieux dont l’œil est ouvert sur tous les ingrats ; et la conscience du bienfait qu’il a étouffé en lui le consume et le torture ; enfin, et cette seule peine est assez forte, il ne goûte plus le fruit de ce que j’appelle ce qu’il y a de plus délicieux au monde.

Celui au contraire qui est heureux d’avoir reçu, jouit d’une satisfaction toujours égale et permanente. Le don pour lui a disparu : il ne voit plus que l’intention, qui suffit à sa joie. Il goûte lui, à tout instant, le charme du bienfait ; l’ingrat ne l’a goûté qu’une fois.

Comparons leur existence à tous deux : celui-ci est sombre, soucieux, comme l’est un dépositaire parjure, un débiteur frauduleux : c’est l’homme qui refuse ce qu’il doit aux auteurs de ses jours, aux guides de son enfance, à ses précepteurs. L’autre, gai et serein, n’attendant que l’occasion de prouver sa reconnaissance, trouvant dans cette seule affection mille délices, bien loin de vouloir faillir à son obligation, ne cherche qu’à s’acquitter le plus largement, le plus généreusement possible envers ses parents, comme envers ses amis, comme envers l’homme le plus obscur, fût-il même son esclave ; car il juge, non l’état de la personne, mais la valeur du service.

XVIII. Ce n’est pas que certains philosophes, Hécaton, par exemple, ne se demandent si un esclave peut être le bienfaiteur de son maître.Car on a distingué, on a dit : «Il y a le bienfait ; il y a le devoir ; il y a le service d’état. Le bienfait, c’est ce qu’un tiers donne : on appelle un tiers celui qui, sans encourir le blâme, pouvait nous négliger. Les devoirs sont la tâche d’un fils, d’une épouse, et de ces personnes que tout autre lien avertit et oblige de nous porter secours. Le service d’état nous vient de l’esclave que sa condition met dans l’impuissance de prétendre jamais obliger son supérieur, quoiqu’il fasse pour lui. »… Mais en outre, vouloir qu’un esclave ne puisse en aucun cas être le bienfaiteur de son maître, c’est méconnaître les droits de l’humanité. Ce qui importe ici, c’est le cœur, non l’état. La vertu n’est d’avance fermée à personne : elle ouvre à tous son sanctuaire, elle accueille, elle invite tout le monde, hommes libres, affranchis par naissance, esclaves, rois et proscrits7. Elle ne choisit ni la noblesse, ni le cens : l’homme tout nu lui suffit. Nous serait-il resté un abri contre les coups imprévus au sort, et l’âme eût-elle pu se promettre rien de grand, si la vertu la mieux reconnue changeait au gré de la Fortune ? Si l’es-