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DES BIENFAITS, LIVRE II.

loir placer un bienfait sans caution. Il est d’une âme généreuse et grande d’assister, de servir les hommes : qui répand des bienfaits imite les dieux ; qui les redemande est usurier. Et pour venger la cause des bienfaiteurs, nous les reléguerions dans la classe la plus méprisable !

XVI. Il y aura, dit-on, plus d’ingrats, si l’on ne donne point d’action contre eux. Tout au contraire, il y en aura moins : on mettra plus de discernement dans les bienfaits. D’ailleurs il n’est pas bon qu’on fasse savoir à tous combien sont nombreux les ingrats : la multitude des coupables ferait perdre la honte du crime[1], et une flétrissure si commune ne déshonorerait plus. Quelle femme à présent est humiliée qu’on la répudie, depuis que d’illustres et nobles dames comptent leurs années non plus par consulats, mais par le nombre de leurs époux4 ? Elles divorcent pour se remarier, elles se remarient pour divorcer encore. On reculait devant ce scandale, tant qu’il était rare ; mais depuis qu’il n’est pas de jour où les journaux n’annoncent un divorce, à force d’entendre parler de la chose, on s’est instruit à la pratiquer.

A-t-on la moindre honte de l’adultère, maintenant qu’on est venu au point de ne prendre le mari que pour mieux enflammer l’amant ? La chasteté n’est plus qu’une preuve de laideur. Y a-t-il femme si misérable, si repoussante, qui ait assez d’un couple d’amants5, qui ne donne pas à chacun son heure, sans que le jour suffise à tous ; se faisant porter de chez l’un dans la maison de l’autre, s’établissant chez un troisième ? On est malapprise et d’un autre siècle6, si l’on ne sait pas qu’un seul amant n’est qu’un second mari. Comme la honte de ces turpitudes n’est plus rien depuis qu’elles se sont propagées au loin, de même les ingrats croîtront en nombre et en audace s’ils viennent une fois à se compter.

XVII. « Eh quoi ? L’ingrat sera donc impuni ! » Et l’impie, dis-moi, le sera-t-il ? Et l’envieux, et l’avare, et l’homme violent ou cruel ? Appelles-tu impuni ce que tous abhorrent, ou sais-tu un plus affreux supplice que l’exécration du genre humain ? Le châtiment de l’ingrat, c’est de n’oser plus ni recevoir de personne, ni donner à qui que ce soit, d’être ou de se croire signalé à tous les regards, d’avoir perdu le sentiment de la meilleure et la plus douce chose de la vie. Toi qui juges malheureux l’homme qui n’a point l’usage de la vue ou chez

  1. Voy. De la clémence, I, xxii