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DES BIENFAITS, LIVRE III.

libéralités étourdies ? Et tel est le vrai but de ceux qui n’ont fait de loi pour aucun de ces actes : ils ont voulu plus de circonspection dans les dons, comme dans le choix de ceux à qui l’on rendrait service. Examine plus d’une fois qui tu obliges : tu n’auras ni droit d’action, ni droit de répétition. Tu te trompes, si tu penses que le juge viendra à ton secours. Aucune loi ne te remettra en possession : la bonne foi de l’obligé est ta seule ressource. De cette sorte le bienfait conserve son importance et sa noblesse : il est profané, si tu en fais matière à procès. C’est la voix de l’équité même, c’est le droit des gens qui nous crie : Rends ce que tu dois. Mais honte au bienfaiteur qui nous somme de rendre ! Et quoi rendre ? La vie, qu’il te doit, la dignité, la sécurité, la santé ? Les plus grands services ne peuvent être acquittés. « Eh bien, qu’il me paye d’un équivalent. » Cela revient toujours à mon dire : la dignité du bienfait n’est plus, s’il se transforme en marchandise. N’excitons point les âmes à la cupidité, aux contestations, aux discordes : elles s’y portent assez d’elles-mêmes. Combattons de notre mieux cette tendance, et coupons court aux occasions, si on veut les chercher.

XV. Ah ! que ne pouvons-nous persuader aux hommes de ne recevoir de leurs débiteurs que des remboursements volontaires! Plût au ciel que nulle stipulation ne liât l’acheteur au vendeur, que les pactes et conventions n’eussent pas besoin, comme garantie, de l’empreinte des sceaux, et qu’on leur préférât pour gardiens la bonne foi, l’amour du juste, la conscience2! Mais le parti le plus sûr l’a emporté sur le plus noble ; et on aime mieux enchaîner la bonne foi que de compter sur elle. Les deux parties amènent leurs témoins : celle-ci ne prête que sur plusieurs signatures et par entremise de courtiers ; celle-là n’a pas assez d’une enquête sur les biens de l’emprunteur, elle veut avoir droit sur sa personne. Quelle honte pour la race humaine que cet aveu de perfidie et d’iniquité publique ! On se fie plus aux. cachets qu’aux consciences. Pourquoi a-t-on mandé ces respectables personnages ? Dans quel but apposent-ils leurs seings ? Évidemment pour qu’on ne nie pas avoir reçu ce qu’on reçoit3. Ce sont des hommes incorruptibles, des vengeurs de la vérité, penses-tu ! Mais tout à l’heure, à ces mêmes hommes, on ne prêtera pas d’une autre manière. N’était-il donc pas plus honorable de subir la mauvaise foi de quelques-uns que de craindre la déloyauté de tous ? Il ne manque à la cupidité que de ne plus vou-