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DES BIENFAITS, LIVRE II.

quitte pas de même qu’une créance. N’attends pas que je te produise une quittance : c’est l’âme qui satisfait à l’âme. Ce que je dis, bien qu’au premier aspect ton opinion y soit combattue, ne te choquera pas, pour peu que tu te prêtes à ma pensée et que tu songes qu’il existe plus de choses que de mots. Il y a une infinité de choses sans nom, qu’à défaut d’appellations propres, nous désignons par des termes étrangers et d’emprunt. Nous disons le pied d’un lit, d’une voile, d’un vers, comme le pied d’un homme ; nous appelons chien l’animal qu’on dresse pour la chasse, un poisson, une constellation. Trop pauvres de mots pour assigner à chaque chose un nom spécial, au besoin nous en empruntons. La bravoure est cette vertu qui méprise des périls nécessaires ; ou bien encore, c’est la science de repousser, de soutenir, de provoquer ces périls ; nous donnons pourtant le nom de brave au gladiateur, et au dernier des esclaves qu’un moment de vertige pousse au mépris de la mort.

L’épargne est l’art d’éviter les dépenses superflues ou d’user modérément de son bien ; cependant ce mot est pour nous le synonyme de calculs étroits et de lésinerie, quoiqu’il y ait l’infini entre la modération et l’avarice. Ce sont choses différentes par essence ; mais, vu la pénurie du langage, nous qualifions d’épargne l’une et l’autre, comme nous nommons brave le sage qui ne s’émeut point des dangers imprévus, aussi bien que le fou qui se rue à travers les périls. Ainsi le bienfait est à la fois, comme je l’ai dit, l’acte et l’objet donné au moyen de cet acte, comme de l’argent, une maison, la prétexte. Le nom est le même pour les deux choses : le sens et la portée sont tout autres.

XXXV. Prête-moi donc attention, tu vas voir que je n’avance rien qui répugne-à ton opinion. Le bienfait qui s’accomplit par l’acte est rendu si je le reçois avec affection ; celui qui consiste dans la chose même n’est pas rendu encore, mais je voudrais le rendre. Mon cœur a répondu au tien, mais je dois la chose. Ainsi, bien que nous disions qu’un bienfait est payé s’il est reçu avec joie, nous prescrivons néanmoins de rendre quelque équivalent de ce qu’on a reçu.

Nous avons tels points de doctrine qui s’écartent des idées communes, puis qui y rentrent par une autre voie. Nous nions que le sage reçoive l’injure ; et cependant, s’il est frappé d’un coup de poing, l’agresseur sera condamné pour injure. Nous soutenons qu’un fou ne possède rien ; mais quiconque dérobe