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DE LA COLÈRE, LIVRE I.


Il appelle colère l’élan, la violence du choc. Or la brute ne sait pas plus se mettre en colère que pardonner. Les animaux, privés de la parole, sont exempts des passions de l’homme : ils ont seulement des impulsions qui y ressemblent. Autrement, qu’il y ait chez eux de l’amour, il y aura de la haine ; l’amitié supposera les inimitiés ; et les dissensions, la concorde, choses dont ils offrent aussi quelques traces ; mais du reste le bien et le mal appartiennent en propre au cœur humain. À l’homme seul furent donnés la prévoyance, le discernement, la pensée ; et non-seulement nos vertus, mais nos vices même sont interdits aux animaux. Tout leur intérieur, comme leur dehors, diffère de nous. Ils ont cette faculté souveraine autrement dite principe moteur, tout comme une voix, mais inarticulée, embarrassée, incapable de former des mots ; tout comme une langue, mais enchaînée, mais non libre de se mouvoir en tous sens ; de même leur principe moteur a peu de pénétration, peu de développement. Ils perçoivent l’image, les formes des objets qui excitent leurs mouvements ; mais cette perception est trouble et confuse. De là la véhémence de leurs transports, de leurs attaques, mais rien qui soit appréhension, souci, tristesse ni colère ; ils n’ont que les semblants de tout cela. Aussi leur ardeur tombe vite et passe à l’état opposé : après la plus violente fureur, après la frayeur la plus vive ils paissent tranquillement(6) ; et aux frémissements, aux agitations désordonnées succèdent en moins de rien le repos et le sommeil.

IV. J’ai suffisamment expliqué ce que c’est que la colère : elle diffère évidemment de l’irascibilité, ainsi que l’homme ivre, de l’ivrogne, et l’homme effrayé, du timide. L’homme en colère peut n’être pas irascible ; l’irascible peut quelquefois n’être pas en colère. Les Grecs distinguent ce vice en plusieurs espèces, sous divers noms que j’omettrai comme n’ayant pas chez nous leurs équivalents, bien que nous disions un homme amer, acerbe, aussi bien qu’un homme inflammable, furibond, criard, difficile, ombrageux, toutes variétés du même vice. Tu peux y joindre le caractère morose, genre d’irascibilité affinée. Il y a des colères qui se soulagent par des cris ; il y en a dont la fréquence égale l’obstination ; les unes vont droit à la violence et sont chiches de paroles ; les autres se répandent en injures et en discours pleins de fiel ; celles-ci ne vont pas au delà de la plainte et de l’aversion ; celles-là sont profondes, terribles et concentrées. Il y a mille modifications du même mal, et ses formes sont infinies.