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DES BIENFAITS, LIVRE II.

que leur impudence n’aille jusqu’à maudire la nature, parce que, placé plus bas que les dieux, l’homme ne marche point leur égal. Qu’il vaut bien mieux se reporter à la contemplation de leurs grands, de leurs innombrables bienfaits, et leur rendre grâces de nous avoir assigné le plus magnifique des domiciles, le second rang dans le monde et l’empire de la terre23 ! Ose-t-on bien comparer à nous ces animaux dont nous sommes les souverains ? Tout ce que nous n’avons point, nous ne pouvions l’avoir. Qui que tu sois donc, injuste appréciateur de la condition humaine, songe à tout ce qu’a fait pour nous le père des mortels, à tant d’animaux, bien plus forts que l’homme, et qui subissent son joug, à d’autres, bien plus agiles, qu’il atteint ; songe que rien de ce qui peut mourir n’est hors de la portée de ses coups. Que de vertus, que d’arts nous furent départis ; et ce génie enfin qui, dès l’instant où il le veut, embrasse tel objet qu’il lui plaît, plus rapide que les astres mêmes dont il devance de plusieurs siècles les futures révolutions ! Songe à tant de productions du sol, à tant de ressources, à tant de trésors qui s’accumulent les uns sur les autres ! Que tu suives toute l’échelle des êtres et, faute d’en trouver un dont tu préfères l’ensemble au tien, que tu choisisses dans tous chacune des qualités que tu voudrais avoir, sois juste envers la nature pour toi si complaisante, tu seras forcé d’avouer que l’enfant gâté de la nature, ce fut toi. Oui, nous fûmes les plus chers favoris des dieux immortels, nous le sommes toujours. Et, honneur le plus insigne qu’ils nous pussent faire, ils nous ont placés immédiatement après eux. Nous avons reçu de grands biens, de plus grands dépasseraient notre capacité24.

XXX. Cette digression, cher Libéralis, m’a semblé nécessaire, et parce qu’il fallait parler un peu des plus grands de tous les bienfaits, dès que je traitais des plus modiques, et parce que le vice sur lequel j’appelle l’exécration s’étend avec audace des premiers à tous les autres. À qui en effet témoignera-t-il sa gratitude, quelle faveur jugera-t-il assez précieuse ou digne de retour, celui qui dédaigne les plus magnifiques de toutes les faveurs ? À qui pensera-t-il devoir son salut, son existence, l’homme qui nie avoir reçu des dieux cette même vie que tous les jours il leur demande ? Enseigner la reconnaissance, c’est donc plaider et la cause des hommes et celle des dieux : les dieux n’ont nul besoin, ils sont hors de la sphère des désirs ; nous pouvons néanmoins leur témoigner notre gratitude. Nul n’est en droit de s’excuser sur sa faiblesse et sa misère ; nul ne