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DES BIENFAITS, LIVRE II.

de plus pressant devoir que de fixer en nous le souvenir de nos obligations ; et il faut maintefois le renouveler, parce qu’on ne saurait les reconnaître si on ne se les rappelle, et que se les rappeler c’est déjà les reconnaître.

Il ne faut recevoir ni avec indifférence, ni d’un air bas et obséquieux. Si l’on est froid au moment même où les services récents ont tant de charme, que fera-t-on quand la première impression de plaisir sera émoussée ? L’un reçoit avec dédain, et semble dire : « Je n’en ai vraiment pas besoin ; mais, puisque vous le désirez si fort, je veux bien me laisser faire. » Un autre témoigne tant d’indolence qu’il vous laisse en doute s’il sent le bien que vous lui faites ; un troisième ouvre à peine la bouche, et il y a là plus d’ingratitude que dans un silence absolu. Que nos paroles répondent à la grandeur de l’acte, soyons-en moins chiches ; disons même : « Vous avez fait plus d’heureux que vous ne pensez. » Car il n’est personne qui ne s’applaudisse de ce que ses bienfaits portent loin. « Vous ne savez pas tout ce que je vous dois ; apprenez donc que vous êtes loin d’estimer votre action ce qu’elle vaut. » La plus prompte reconnaissance est celle qui s’exagère sa dette. «Jamais je ne pourrai m’acquitter envers vous ; du moins ne cesserai-je de proclamer partout que je ne puis m’acquitter. »

XXV. Jamais Furnius ne gagna mieux la faveur d’Auguste et ne le rendit plus facile à lui accorder de nouvelles grâces que le jour où obtenant le pardon de son père qui avait suivi le parti d’Antoine, il s’écria : « César, vous n’avez qu’un tort envers moi ; vous m’avez condamné à vivre et à mourir ingrat. » Quelle plus belle marque d’une âme reconnaissante que ce mécontentement d’elle-même, quoi qu’elle fasse, que ce désespoir de jamais s’élever à la hauteur du bienfait ! Voilà par quels discours et d’autres de ce genre nos sentiments, loin de se concentrer en nous, doivent éclater et luire à tous les yeux. À défaut même de paroles, si l’on est affecté comme on doit l’être, le fond du cœur se peint sur tous les traits. Celui qui sera reconnaissant, dès l’instant même du bienfait rêve aux moyens de l’être. « Il en est de la reconnaissance, dit Chrysippe, comme de ces coureurs qui, tout prêts à lutter de vitesse, sont retenus par la barrière ; qu’elle attende l’instant précis où, comme au signal donné, elle se précipitera. » Et ne lui faut-il pas toute la promptitude , tout l’élan possible pour atteindre la bienfaisance qui fuit devant elle ?