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DES BIENFAITS, LIVRE II.

terminés par le fer et par les feux du ciel20 ! Au reste il fit bien d’accepter la vie, sans qu’il dût pour cela regarder comme un père l’homme qui n’avait conquis son droit de faire grâce qu’en violant le droit. Celui-là n’est pas mon sauveur qui ne s est pas fait mon bourreau : il ne m’a pas tiré de péril, il m’a laissé aller.

XXI. On pourrait plutôt discuter jusqu’à un certain point ce que doit faire un captif, quand le prix de sa rançon lui est offert par un homme qui a prostitué son corps et sa bouche aux plus sales complaisances. Souffrirai-je que cet impur devienne mon sauveur ? Et s’il me sauve, de quelle reconnaissance le payerai-je ? Vivrai-je avec un monstre de débauche ? Refuserai-je de vivre avec qui m’a racheté ? Voici quel est mon sentiment. Je recevrai, même d’un homme de cette sorte, la somme que je dois livrer pour ma tête ; mais je la recevrai comme prêt, non comme bienfait. Je lui rembourserai sa somme ; et si l’occasion s’offre à moi de le tirer d’un danger, je l’en tirerai ; quant à l’amitié, ce lien des âmes qui se ressemblent, je ne descendrai pas jusque-là : je ne verrai pas en lui un libérateur, mais un placeur de fonds à qui je sais qu’il faut rendre ce qu’on reçoit. Il y a tel homme qui mérite que je reçoive ses bienfaits, mais qui va se nuire pour m’obliger : je n’accepterai point, par cela même qu’il est prêt à me servir à son détriment ou au prix d’un péril quelconque. Il veut me défendre en justice ; mais cette démarche lui ferait d’un homme puissant un ennemi. Son premier ennemi ce serait moi si, quand il veut s’exposer pour ma cause, à mon tour je ne prenais le parti plus simple de rester exposé tout seul.

Je ne vois rien que d’insignifiant et de fort ordinaire dans ce trait cité par Hécaton : Arcésilas, dit-il, refusa d’un fils de famille une offre d’argent, pour ne pas offenser le père, qui était avare. Qu’y avait-il de si louable à ne pas recéler un vol, à aimer mieux ne pas recevoir que d’avoir à restituer ? La belle modération, de ne pas accepter le bien d’autrui ! S’il nous faut un exemple de noble désintéressement, prenons celui de Gracinus Julius, du grand citoyen que Caligula fit tuer, par cela seul qu’il ne convenait pas au tyran de trouver chez personne une pareille vertu[1]. Græcinus, un jour qu’il recevait l’argent que lui envoyaient ses amis pour contribuer

  1. Græcinus avait refusé de se porter accusateur de Silanus. Il fut le père d’Agricola.