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DES BIENFAITS, LIVRE II.

inspirations qu’on doit donner, Mais son premier avis sera de ne pas recevoir de tous. De qui donc ? En deux mots voici ma réponse : de ceux à qui nous voudrions avoir donné. N’est-il pas vrai même qu’il faut plus de choix pour s’engager que pour obliger autrui ? Car, n’en résultât-il aucun inconvénient, et il en survient de nombreux, quel affreux supplice d’être obligé à un homme à qui on ne voudrait rien devoir ! Il est si doux au contraire de recevoir les bienfaits de celui qu’on chérirait encore après une injustice, de celui dont l’affection, d’ailleurs pleine de charme, devient en outre un devoir pour nous ! Mais pour une âme délicate et probe rien de pis que d’avoir à aimer ce qui n’a point ses sympathies15.

Ici comme toujours il faut que j’avertisse que je ne parle point des vrais sages : pour eux tout devoir est aussi un plaisir ; maîtres de leur âme, ils lui dictent telle loi qu’il leur plaît, et cette loi dictée, ils l’observent : je parle de ces hommes moins parfaits qui veulent bien suivre la voie de l’honnête, mais dont les passions n’y apportent souvent qu’une rétive obéissance.

Il me faut donc choisir celui de qui je voudrais recevoir, et choisir même avec plus de soin un bienfaiteur qu’un créancier. À ce dernier je ne dois rendre que la somme reçue ; et si je rends, je suis quitte et libéré ; à l’autre, il faut davantage ; et, quand j’ai payé mon tribut, je n’en demeure pas moins lié ; je n’en dois pas moins, après la restitution16, recommencer sur nouveaux frais. L’amitié prescrit de repousser des cœurs indignes d’elle. Que la même loi s’applique au lien sacré de la bienfaisance, d’où naît l’amitié. « Il ne m’est pas toujours permis, objectera-t-on, de dire : Je ne veux pas ; il est des cas où il faut recevoir malgré soi. Un tyran cruel et emporté me donne : si je dédaigne son présent, il se croira outragé. Puis-je ne pas accepter ? Je mets sur la même ligne qu’un brigand, qu’un pirate ce roi qui porte un cœur de pirate et de brigand : que faire ? Voilà un homme peu digne que je devienne son débiteur. »

Quand je dis qu’il faut choisir son bienfaiteur, j’excepte la force majeure et la crainte, sous la pression desquelles périt la liberté du choix. Si rien ne t’enchaîne, si tu es maître de vouloir ou de ne vouloir point, tu pèseras la chose en toi-même ; si la nécessité t’ôte le libre arbitre, tu sauras que tu n’acceptes point, que tu obéis. Il n’y a jamais obligation où il n’y a pas eu pouvoir de refuser. Veux-tu savoir si je consens, fais que je puisse ne pas consentir17. « Et si c’est la vie qu’on t’a-donnée ? »