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DE LA COLÈRE, LIVRE I.


se dérobant à notre tutelle ou dédaignant notre autorité. Et d’où viennent ces emportements du peuple contre des gladiateurs, de ce peuple injuste qui se croit insulté s’ils ne meurent pas de bonne grâce, qui se juge méprisé, et qui par son air, ses gestes, son acharnement, de spectateur se fait ennemi ?

Ce sentiment, quel qu’il soit, n’est certes pas la colère, mais il en approche. C’est celui de l’enfant qui, s’il est tombé, veut qu’on batte la terre, et souvent ne sait pas contre quoi il se fâche ; seulement il est fâché, sans motif et sans avoir reçu de mal ; toutefois il lui semble qu’il en a reçu, il éprouve quelque envie de punir. Aussi prend-il le change aux coups qu’on fait semblant de frapper, des prières et des larmes feintes l’apaisent, et une vengeance imaginaire emporte une douleur qui ne l’est pas moins.

III. « Souvent, dit-on, un homme s’irrite contre des gens qui ne l’ont pas offensé, mais qui doivent le faire : preuve que la colère ne vient pas uniquement de l’offense. » Il est vrai que le pressentiment du mal irrite ; mais c’est que l’intention même nous blesse, et que méditer l’injure, c’est déjà la commettre. On dit encore : « La colère n’est point un désir de punir, puisque fréquemment les plus faibles la ressentent contre les plus forts, sans prétendre à des représailles qu’ils n’espèrent même pas. » Mais d’abord nous entendons par colère le désir et non la faculté de punir ; or on désire même plus qu’on ne peut. D’ailleurs il n’est si humble mortel qui n’espère, avec quelque raison, tirer satisfaction de l’homme le plus haut placé : pour nuire nous sommes tous puissants. La définition d’Aristote ne s’éloigne pas fort de la nôtre ; car il dit que la colère est le désir de rendre mal pour mal. En quoi notre définition diffère-t-elle de la sienne ? Il serait trop long de l’expliquer. On objecte à toutes deux que les brutes ont leur colère, et cela sans être attaquées ni vouloir se venger ou faire souffrir à leur tour ; car quoiqu’elles fassent du mal, le mal n’est point leur but. Il faut répondre que l’animal, que tout, excepté l’homme, est étranger à la colère ; car, quoique ennemie de la raison, elle ne prend naissance que là où la raison a place. Les bêtes ont de l’impétuosité, de la rage, de la férocité, de la fougue ; mais la colère n’est pas plus leur fait que la luxure, bien que pour certains plaisirs elles soient moins retenues que l’homme. N’ajoute pas foi au poëte qui dit :

Le sanglier farouche a perdu sa colère ;
Le cerf ne sait plus fuir ; de ses brusques assauts
L’ours ne menace plus les robustes taureaux.[1]

  1. Ovid. Métam., VII, 545.