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DES BIENFAITS, LIVRE II.

deur qu’elle vienne, une main preste et agile ripostera. Mais en face d’un novice et d’un ignorant, nous y mettrons moins de vigueur et de fermeté : nous la dirigerons mollement, terre à terre, jusque dans la main qui l’attend. Même règle à suivre pour le bienfaiteur : il est des cœurs qu’il faut instruire ; soyons contents s’ils font quelque effort, s’ils se risquent, s’ils ont bon vouloir. Mais le plus souvent nous faisons, nous travaillons à faire des ingrats, comme s’il n’y avait de bienfaits vraiment grands que ceux qu’on n’a pu reconnaître : nous imitons ces joueurs malins qui ne se proposent que de faire siffler l’adversaire ; au préjudice du jeu lui-même, dont la durée dépend du concert des parties.

Bien des gens ont un si mauvais naturel qu’ils aiment mieux perdre le fruit de leurs services que de paraître l’avoir recueilli ; esprits superbes, qui jamais ne vous tiennent quittes. Combien n’est-il pas plus juste et plus généreux de me laisser à moi aussi mon rôle, de m’aider même à témoigner ma reconnaissance, de tout interpréter charitablement, de prendre mes remercîments comme un véritable acquit, et de m’ouvrir, à moi lié par vos dons, la facilité de me dégager ! On maudit le prêteur trop rigoureux à exiger son dû, aussi bien que celui dont les lenteurs et les difficultés tendent à reculer le remboursement ; de même accepter le retour d’un bienfait est un devoir, comme c’en est un de ne pas l’exiger. L’homme qui mérite le mieux d’autrui donne facilement, ne redemande jamais, est charmé quand on lui rend ce qu’il avait franchement oublié, et reprend du même cœur que s’il recevait.

XVIII. On voit des hommes qui non-seulement donnent avec hauteur, mais qui reçoivent de même : choses dont il faut se garder. Et c’est ici le moment de passer à la seconde partie de cet ouvrage, où sera traitée la manière de recevoir les bienfaits. Tout devoir qui s’accomplit à deux exige autant de chaque côté. Quand on a bien déterminé ce que doit être un père, on sait qu’il ne faut pas moins de soin pour préciser ce que doit être un fils. Si le mari a sa tâche à remplir, celle de la femme n’est pas moindre. C’est un échange nécessaire d’avances et de retours, un contrat forcément égal, mais, dit Hécaton, difficile à régler. Car non-seulement l’honnête est d’un pénible accès, mais tout ce qui touche à l’honnête ; il faut non-seulement l’accomplir, mais l’accomplir selon la raison. Elle doit nous guider durant toute la vie, et diriger de ses conseils nos moindres actes comme nos plus grands ; c’est d’après ses