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DES BIENFAITS, LIVRE II.

lence ou la lenteur à répondre, qui singent l’importance et le grand sérieux et qui promettent de l’air dont on refuse3. Qu’il vaut bien mieux joindre à de bonnes œuvres de bonnes paroles et ce langage bienveillant et poli qui relève le prix du bienfait ! Pour que l’obligé se corrige et n’hésite plus à demander, ajoutez, si vous voulez, quelque reproche amical : « Je t’en veux ; tu avais besoin de quelque chose et tu as trop tardé à m’en instruire ; je t’en veux d’y avoir mis tant de façons, d’avoir employé un tiers. Pour mon compte, je me félicite de l’épreuve où tu veux bien mettre mon amitié : désormais , quoi que tu désires, réclame-le comme un droit. Cette fois-ci j’oublierai ton manque de procédé. »

De cette sorte on sera plus content de toi que du service, quel qu’il soit, qu’on était venu demander. Le grand mérite du bienfaiteur, ce qui prouve le mieux la bonté de son âme, c’est lorsque en le quittant on se dit : « Quelle bonne fortune j’ai eue aujourd’hui ! J’aime mieux ce que j’ai reçu de cette main que s’il m’en était venu vingt fois plus par une autre. Ma reconnaissance n’égalera jamais tant de générosité.»

IV. Mais que d’hommes par la dureté de leurs paroles et leurs airs sourcilleux font prendre en haine le bienfait, l’accompagnant d’un tel langage, d’une telle superbe qu’on se repent de l’avoir obtenu4! Puis, la promesse faite, surviennent d’autres retards ; et quel supplice, quand on a obtenu une chose, d’avoir à la demander encore ! Le bienfait doit se donner comptant ; or il est, chez certaines gens, plus difficile à réaliser qu’à promettre. Il faut prier, l’un de faire ressouvenir, et l’autre, d’effectuer. Ainsi passant par une foule de mains, le bienfait s’use ; et le principal auteur en perd presque tout le mérite, qui se partage entre tous ceux qu’il faut solliciter après lui. Tu auras donc grand soin, si tu veux qu'on apprécie dignement tes bons offices, qu’ils arrivent à qui a reçu ta promesse, dans toute leur fraîcheur, tout entiers et, comme on dit, sans aucun déchet. Que nul ne les intercepte, ne les retienne en route : personne ne peut, de ce que tu donnes, se faire un mérite qui ne diminue le tien.

V. Rien n’est si amer qu’une incertitude prolongée. On souffre moins parfois à voir trancher d’un coup ses espérances qu’à les voir languir. Tel est pourtant le défaut de la plupart des protecteurs, de reculer par un travers d’amour-propre l’effet de leur parole, crainte d’éclaircir la foule des postulants, comme ces ministres des rois qui se complaisent au