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DE LA COLÈRE, LIVRE I.


donnée, tout son être exhale la menace : hideux et repoussant aspect de l’homme qui gonfle et dégrade sa noble figure. On doute alors si un tel vice n’est pas plus difforme encore que haïssable. Les autres peuvent se cacher, se nourrir en secret : la colère se fait jour, se produit sur le visage, et plus elle est forte, plus elle bouillonne et se manifeste. Ne vois-tu pas tous les animaux trahir leurs mouvements hostiles par des signes précurseurs ? Tous leurs membres sortent du calme de leur attitude ordinaire, et leur instinct cruel s’exalte de plus en plus. Le sanglier écume, il aiguise ses défenses contre des corps durs ; le taureau frappe l’air de ses cornes et fait voler le sable sous ses pieds ; le lion pousse de sourds rugissements ; le cou du serpent se gonfle de courroux ; le chien atteint de la rage a un aspect sinistre. Il n’est point d’animal si terrible, si malfaisant de sa nature, qui ne montre, dès que la colère l’a saisi, un nouveau degré de férocité. Je n’ignore pas qu’en général les affections de l’âme ont peine à se déguiser : l’incontinence, la peur, l’audace, ont leurs indices et peuvent se pressentir ; car nulle pensée n’agite vivement l’intérieur de l’homme sans qu’une émotion quelconque paraisse sur son visage. Quel est donc ici le trait distinctif ? Que si les autres passions se voient, celle-ci éclate.

II. Si maintenant tu veux considérer ses effets destructeurs, jamais fléau ne coûta plus au genre humain. Tu verras des meurtres, des empoisonnements, le deuil des accusés infligé par eux aux accusateurs, des villes saccagées, des nations détruites tout entières, des chefs vendus à l’encan par les leurs, et les torches incendiaires dont les ravages, non contenus dans l’enceinte des cités, propagent au loin leurs tristes lueurs et les vengeances de l’ennemi. Vois ces villes si fameuses dont on retrouve à peine les fondements : c’est la colère qui les a renversées. Regarde ces solitudes vides durant plusieurs milles de toute habitation : c’est la colère qui les a dépeuplées. Regarde tous ces grands transmis à notre souvenir comme exemples d’un fatal destin. La colère frappe l’un dans son lit, égorge l’autre à la table sacrée du festin, immole un magistrat(5) en plein forum, à la face même des lois, veut que le père tende la gorge au poignard du fils, qu’une main servile verse le sang royal, qu’un citoyen étende ses membres sur une croix. Et encore ne parlé-je que de catastrophes individuelles. Que sera-ce si de ces victimes isolées tu veux porter les yeux sur des assemblées entières massacrées sur la plèbe égorgée pêle-mêle par la soldatesque, sur des nations proscrites en masse et vouées à la mort…. comme