dons ne les prostitue pas16. Se croit-on obligé pour des choses toutes banales ?
Qu’on n’induise pas de là que je veuille retenir l’élan de la libéralité et lui imposer un frein plus étroit. Non : qu’elle se porte aussi loin qu’elle voudra, mais qu’elle s’y porte sans écarts.
On peut donner de telle façon que, tout en recevant ce qu’ont reçu cent autres, chacun ne se croie pas confondu dans la foule, et puisse, au moyen de quelque marque particulière, se flatter d’une grâce spéciale. Qu’il puisse dire : « On m’a donné comme à tel autre, mais de tout cœur ; sans me faire trop attendre, et cet autre le méritait depuis longtemps. D’autres ont obtenu les mêmes choses, mais non accordées avec le même ton, ni la même prévenance ; ils n’ont obtenu qu’à leur prière, j’ai accepté à la sienne[1]. Ils ont reçu, mais ils étaient bien en état de rendre ; et leur vieillesse, libre d’héritiers, laissait beaucoup à espérer. C’était me donner plus que me donner autant : car on ne se promettait pas de retour. » La courtisane qui sait se partager entre plusieurs amants, accorde à chacun d’eux quelque gage particulier d’affection ; voulez-vous de même doubler le charme de vos services, trouvez le moyen de contenter plusieurs à la fois, tout en ménageant17 à chacun de quoi lui faire croire qu’il est le préféré. Pour moi je ne prétends pas entraver la bienfaisance : plus elle se multiplie et grandit, plus elle devient honorable. Mais j’y veux du discernement : quel cœur en effet est jamais touché de ce qui se donne au hasard et à la légère ?
Que si donc quelqu’un s’imagine qu’en traçant ces préceptes nous voulons resserrer les bornes de cette vertu et lui ouvrir une moins vaste carrière, il prend nos conseils bien à contresens[2]. Car est-il une vertu plus vénérée, plus encouragée par nous ? Et de qui ces exhortations viendraient-elles plus convenablement que de nous qui cimentons par elle la société du genre humain ?
XV. Quelle est donc ma pensée ? Comme l’élan du cœur le plus noble cesse de l’être, bien qu’il parte d’une volonté droite, s’il dépasse cette mesure qui fait la vertu, je ne veux pas que la libéralité devienne profusion. Un bienfait n’est doux à rece-