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DES BIENFAITS, LIVRE I.

ment le don se transforme en créance. C’est une usure honteuse que de compter ses bienfaits comme avances. Quel que soit le sort des premiers, ne cesse point d’en répandre ailleurs de nouveaux. Mieux vaut qu’ils demeurent oubliés chez l’ingrat ; car la honte, l’occasion, l’exemple peuvent quelque jour le ramener. Ne te lasse point, poursuis ton œuvre et remplis ton rôle d’homme de bien. Aide tes semblables de ta bourse, de ta signature, de ton influence, de tes lumières, de tes salutaires avis.

III. La brute même est sensible aux bons traitements : point de si farouche animal qu’on n’apprivoise à force de soins et dont on ne puisse gagner l’attachement. Le lion laisse manier impunément sa gueule par son maître ; un peu de nourriture obtient du sauvage éléphant toutes les complaisances de la domesticité7. Tant les êtres les plus éloignés de comprendre et d’apprécier un bienfait sont vaincus cependant par une bonté assidue et persévérante. L’ingrat a tenu bon contre un premier service ? il ne tiendra pas contre un second. Cette deuxième épreuve échoue-t-elle encore ? une troisième peut rappeler les deux premiers qui ont échappé. Celui-là perd, qui croit trop vite avoir perdu. Mais qu’on persiste, qu’on verse bienfait sur bienfait, on arrache enfin la reconnaissance au cœur le plus dur et le plus oublieux. Cet homme ne lèvera point un œil rebelle sur tant de bons offices : n’importe où il se tourne pour échapper à ses souvenirs, qu’il t'y retrouve : investis-le de tes bienfaits.

Quel est le pouvoir, quel est le caractère de la bienfaisance, je vais le dire, si tu me permets de passer sur ces questions qui n’importent pas au sujet : pourquoi il y a trois Grâces ; pourquoi elles sont sœurs et se tiennent par la main ; pourquoi on les peint riantes, jeunes et vierges, sans ceinture et en robe transparente. Selon les uns, elles figurent celui qui donne, celui qui reçoit, et celui qui rend ; selon d’autres, les trois manières de faire le bien : obliger, rendre, puis recevoir et rendre tour à tour. Quand je suivrais l’une ou l’autre opinion, que nous sert ce puéril savoir ? Que signifient ces mains entrelacées et ce chœur dansant qui revient sur lui-même ? Que la chaîne du bienfait qui passe d’une main à l'autre remonte toujours au bienfaiteur, que tout le charme est détruit, si elle se brise en un point, que sa beauté vient de l’union et de la succession des rôles. Aussi les Grâces sont-elles riantes ; mais le sourire de l'aînée a quelque chose de plus noble, comme l’est