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tion requise, avec quel empressement de malheureux esclaves essuieront les rebutantes sécrétions de l’ivresse[1]. Tout cela pour atteindre à une renommée de bon goût et de magnificence ; et cette maladie les poursuit tellement dans tous les détails de la vie, qu’ils ne boivent ni ne mangent sans y mettre de la prétention.

Tu ne compteras pas sans doute parmi les hommes de loisir ceux que l’on transporte de côté et d’autre en chaise ou en litière, qui ont leurs heures pour se faire promener et se croiraient coupables de les manquer ; qui ne se baignent en grande ou en petite eau, qui ne mangent que sur l’avis d’un autre, et dont l’âme alanguie est tellement énervée par l’extrême mollesse, qu’ils ne peuvent savoir par eux-mêmes s’ils ont faim. J’ai ouï dire qu’un de ces délicats (si toutefois désapprendre la vie humaine et ses habitudes doit s’appeler délicatesse), enlevé du bain à bras d’hommes et déposé sur un siége, fit cette question : « Suis-je assis ? » Il ignore s’il est assis ! Crois-tu qu’il sache bien s’il existe, s’il voit, s’il se repose ? Était-ce ignorance réelle ou affectée ? J’aurais peine à dire laquelle est le plus pitoyable. Ces sortes de gens sans doute sont fort sujets aux distractions ; mais fort souvent ils les simulent. Ils ont des travers favoris qu’ils regardent comme l’enseigne du bonheur. Il est pour eux trop simple et trop ignoble de savoir ce qu’ils font. Ose dire maintenant que nos mimes exagèrent trop souvent la satire de notre mollesse. À coup sûr ils omettent beaucoup plus qu’ils n’inventent ; et nos incroyables excès se sont si fort multipliés dans ce siècle, qui n’a de génie que pour le vice, que l’on peut accuser la scène de n’en pas dire assez. Grands dieux ! avoir perdu dans la mollesse la conscience de son être au point de s’en rapporter à d’autres pour savoir si l’on est assis !

XIII. Ce n’est donc pas là un homme de loisir ; cherche un autre terme : il est malade, il est déjà mort. Être homme de loisir c’est avoir le sentiment de ce loisir même ; mais celui-là ne vit qu’à demi qui a besoin qu’on lui indique en quelle posture est sa personne : comment pourrait-il se dire maître de la moindre fraction de son temps ? Il serait trop long d’énumérer tous ceux qui ont consumé leurs jours aux échecs, à la paume, ou à se rôtir le corps au grand soleil. Le repos ne consiste pas en des plaisirs si affairés. Par exemple, et nul ne l’a mis en doute, ne

  1. Voir sur tous ces détails, la Vie heureuse, XVII, et lettre LVII.