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un troisième est juge : aucun n’est à soi-même, tous se consument pour ou contre un autre. Demande ce que font ces hommes, dont les noms chargent la mémoire des nomenclateurs[1] ; voici tous leurs traits distinctifs : l’un s’emploie pour celui-ci, l’autre pour celui-là, aucun pour soi-même. Et l’on en voit se plaindre, avec une indignation bien folle, du dédain de leurs grands patrons qui, lorsqu’on veut les aborder, n’ont pas un moment à donner ! Oses-tu bien accuser la morgue d’autrui, toi qui jamais ne trouves un moment pour toi-même ? Cet homme du moins, quel qu’il soit, si hautain de visage, t’a regardé enfin ; il a prêté l’oreille à tes discours, il t’a admis à ses côtés ; toi, tu n’as jamais daigné t’envisager, ni te donner audience.

III. Ne crois donc pas qu’on te doive rien pour de tels offices : lorsqu’en effet tu les rendais, c’était, non par désir de te donner à autrui, mais par impuissance de rester avec toi. Quand les plus brillants génies qui furent jamais s’uniraient en ce point, ils ne pourraient s’émerveiller assez d’un tel aveuglement de l’esprit humain. On ne laisse envahir ses champs par qui que ce soit ; au plus mince différend sur les limites, on a recours aux pierres et aux armes ; mais sur sa vie on laisse empiéter qui le veut ; bien plus : soi-même on introduit les usurpateurs. Vous ne trouvez personne qui veuille partager son argent avec vous : entre combien de gens n’éparpille-t-on pas son existence ? Sévères économes de nos patrimoines, s’agit-il de dépenser le temps, nous sommes prodigues à l’excès du seul bien dont il serait beau d’être avare 6. Volontiers prendrais-je dans la foule des vieillards le premier venu pour lui dire : « Te voici arrivé au dernier période de la vie humaine ; cent ans ou plus pèsent sur ta tête : voyons, rappelle ton passé, fais-lui rendre compte. Dis ce que t’en a dérobé un créancier, une maîtresse, un plaideur, un client, tes querelles conjugales, l’ordre à maintenir parmi tes gens, tes courses officieuses par la ville. Ajoute les maladies qui furent ton ouvrage, et tout le temps que tu laissas stérile, tu te verras plus pauvre d’années que tu n’en supputes. Repasse en ta mémoire combien de fois tu as été fixe dans tes projets ; combien de jours ont eu l’emploi que tu leur destinais ; quel usage tu as fait de ton être ; quand ton front est demeuré calme et ton âme exempte de trouble ; quelle œuvre dans un si long es-

  1. Voy. Tranquillité de l’âme, XII ; Constance du sage, XIV.