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DE LA CLÉMENCE, LIVRE I.

ailleurs une révolte générale l’assiège. Car si un particulier qu’on immole n’émeut guère, ne soulève pas des cités ; contre un fléau qui sévit au loin et qui s’attaque à tous, les traits partent de toutes parts. Tel reptile venimeux se dérobe par sa petitesse, et on ne se réunit pas pour le détruire ; mais un serpent démesuré, qui a pris des proportions phénoménales, qui empoisonne les sources où il s’abreuve, qui brûle de son haleine et qui broie tout sur son passage, on l’attaque avec des balistes[1]. Un faible mal peut nous abuser et nous échapper ; s’il est extrême, on court à l’encontre. Ainsi un seul malade ne trouble même pas une maison ; mais quand des morts multipliées ont signalé l’épidémie, le cri d’alarme est universel : on fuit, et la violence s’attaque aux dieux même. Que le feu éclate dans une seule demeure, la famille et les voisins viennent y jeter de l’eau ; mais si l’incendie est vaste, s’il a déjà dévoré plusieurs édifices, on démolit, pour l’étouffer, une partie de la ville.

XXVI. Pour se venger des cruautés d’un maître, il a suffi du bras d’un esclave bravant l’inévitable supplice de la croix ; mais les tyrans, des nations, des races opprimées par eux ou seulement menacées de l’être, se sont levées pour les exterminer. Leurs satellites même ont parfois tourné leurs armes contre eux et pratiqué sur leurs personnes les leçons de perfidie, de sacrilège, de férocité qu’ils avaient reçues d’eux41. Que peut-on espérer jamais de gens qu’on a soi-même formés au crime ? L’iniquité n’est pas longtemps soumise et ne se borne pas au mal qu’on lui prescrit. Mais supposons la cruauté impunie, quel règne que le sien ! Quel spectacle offre-t-il ? celui d’une ville prise d’assaut, et l’effroyable aspect de la terreur générale. Tout n’est que désespoir, alarme, confusion : on redoute jusqu’au plaisir. Point de sécurité même à table, où l’ivresse aussi doit veiller soigneusement sur sa langue ; même aux spectacles, où l’on cherche des prétextes pour vous accuser et vous perdre. Qu’importent ces coûteux appareils qu’ont payés les trésors des rois et que les plus fameux artistes concourent à embellir ? Des jeux dans une geôle peuvent-ils plaire ?

L’affreuse jouissance, bons dieux ! que d’égorger, de torturer, de s’applaudir au bruit des chaînes, d’abattre des têtes de citoyens, de marquer son passage par des flots de sang, de voir à son aspect tout trembler, tout fuir ! Qu’y aurait-il de

  1. Allusion au fameux serpent de Régulus.