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DE LA CLÉMENCE, LIVRE I.

guer par le vêtement les esclaves des hommes libres ; mais l’on sentit bien vite quel péril nous menacerait du jour où nos esclaves commenceraient à nous compter. Sachez que même chose est à craindre, si l’on ne fait grâce à personne : on verra bientôt combien l’emporte la masse des citoyens dépravés. La multitude des supplices fait aussi peu d’honneur au prince qu’au médecin celle des funérailles. Une autorité moins rude est mieux obéie. L’esprit humain est de sa nature indocile ; il se cabre contre les obstacles et la contrainte ; il suit plus volontiers qu’il ne se laisse conduire. Et comme un fier et généreux coursier se prête mieux à un frein plus léger, ainsi la moralité publique marche d’un mouvement spontané à la suite de la clémence ; on apprécie cette vertu du prince et l’on veut se la conserver. Cette voie est donc la plus efficace. La cruauté est un vice qui n’est pas de l’homme, qui n’est pas digne de cette âme dont le fond est la douceur même. C’est une rage d’animal féroce que de se complaire au sang et aux plaies ; c’est répudier le nom d’homme et se transformer en monstre des bois.

XXV. Réponds en effet, Alexandre, livrer Lysimaque à la fureur d’un lion40, est-ce autre chose que le déchirer de tes propres dents ? Ce lion c’est toi, cette férocité c’est la tienne. Oh ! que tu voudrais être toi-même armé d’ongles et de mâchoires assez larges pour dévorer un homme tout entier ! Je n’exige pas de toi que cette main, si infailliblement mortelle à tes amis, soit secourable pour aucun, ni que cette âme cruelle, insatiable fléau des nations, s’assouvisse sans meurtre et sans carnage[1] ; je t’appellerai clément si, pour mettre à mort un ami, tu prends ton bourreau chez les hommes. Voilà surtout ce qui rend la cruauté exécrable, c’est qu’elle passe d’abord les bornes légales, puis celles de l’humanité. Elle recherche des supplices nouveaux, elle s’ingénie, elle imagine des instruments pour varier et prolonger la douleur, elle se délecte à voir souffrir des hommes. Cette horrible maladie de l’âme est arrivée au plus haut degré de la démence, quand la barbarie devient pour elle un plaisir et le meurtre un passe-temps. Derrière un pareil homme viennent les bouleversements, les haines, les poisons, les glaives ; tout le menace d’autant de périls qu’il y a de gens menacés par lui : ici des embûches isolées,

  1. Deux manusc. portent vocetur, bien préférable à la leçon vulgaire vocatur