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DE LA CLÉMENCE, LIVRE I.

XXII. Passons aux délits entre citoyens : la loi, en les punissant, poursuit un triple but que le prince aussi doit avoir en vue ; elle veut ou amender ceux qu’elle atteint, ou rendre les autres meilleurs par l’exemple du châtiment, ou que, les méchants disparus, la sécurité se rétablisse. Des peines modérées amenderont plus facilement les coupables : car celui-là s’observe et se conduit mieux qui n’est pas tout à fait mort à l’honneur. L’honneur perdu ne se ménage plus ; et c’est une autre impunité que de n’avoir plus de place pour le châtiment. Quant aux mœurs publiques, on les corrige mieux en étant sobre de punitions ; car le grand nombre des délinquants crée l’habitude du délit[1] ; on trouve moins lourde une flétrissure dont tant d’autres partagent le poids ; et la sévérité perd, par sa fréquence même, ce qu’elle a de plus efficace, l’influence de l’exemple. Un prince fonde les bonnes mœurs dans la société et en extirpe les vices, lorsqu’il sait les souffrir non en approbateur, mais en homme à qui les châtiments répugnent et dont le cœur saigne à les appliquer. On a honte de faillir quand c’est la clémence qui gouverne. La peine parait bien plus grave, venant d’un juge connu pour sa douceur.

XXIII. D’ailleurs vous verrez se commettre plus souvent les crimes qui sont plus souvent punis. Votre père, en cinq ans, a fait coudre dans le sac fatal plus de parricides qu’on n’en a vu punir dans tous les siècles précédents. Les enfants se portaient bien moins fréquemment au dernier des forfaits, lorsqu’aucune loi ne l’avait prévu ; et ce fut par une haute prudence que d’éminents législateurs, consommés dans la science du cœur humain, aimèrent mieux passer ce crime sous silence, comme un phénomène incroyable et au-dessus de l’humaine audace, que de laisser voir en le proscrivant qu’il n’était pas impossible. Ainsi les parricides ont commencé avec la loi, et la peine a donné l’idée du crime. C’en est fait de la piété filiale, depuis que nous avons vu plus de sacs que de croix. Dans un état où l’on punit rarement, il s’établit un concert de moralité, et l’on s’y affectionne comme à un trésor commun. Qu’un peuple se croie moral, il le sera : il s’indigne bien plus contre ceux qui s’écartent de la règle générale, s’il les voit en petit nombre. Il est dangereux, croyez-moi, d’apprendre au peuple qu’il y a plus de méchants qu’il ne pense.

XXIV. On fit jadis, dans le sénat, la proposition de distin-

  1. Voy. des Bienfaits, III, XVI.