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DE LA CLÉMENCE, LIVRE I.

des lamproies qui avaient dévoré ses esclaves, soit qu’il n’eût ces animaux que pour les nourrir de la sorte ! Si les maîtres impitoyables sont montrés du doigt par toute la ville qui les réprouve et les déteste ; l’iniquité des rois et leur mauvais renom s’étendent plus au loin et les livrent à la haine des siècles. Qu’il eût mieux valu ne pas naître, que de voir sa naissance comptée parmi les calamités publiques !

XIX. Nul ne peut rien imaginer de plus glorieux que la clémence pour l’homme placé à la tête des autres, de quelque manière et à quelque titre qu’il y soit monté. Et certes, avouons-le, cette vertu est d’autant plus belle et magnifique que le pouvoir qui la pratique est plus grand ; et le pouvoir ne doit jamais nuire, s’il se conforme aux lois de la nature. C’est elle en effet qui inventa la royauté, laquelle se retrouve chez les animaux et surtout chez les abeilles, dont le roi habite la cellule la plus spacieuse, à l’endroit le plus sûr et au centre de ses États. Il est de plus exempt de travail, lui qui surveille celui des autres ; à sa mort tout l’essaim se disperse. Elles ne souffrent jamais plus d’un roi, et le combat révèle le plus digne. La forme de son corps est remarquable : il diffère de tous ses sujets tant par sa grosseur que par ses couleurs éclatantes ; mais voici surtout ce qui le distingue : les abeilles sont très irascibles, et, eu égard à leur petitesse, des plus ardentes à combattre, et elles laissent leur aiguillon dans la plaie ; le roi seul est sans aiguillon. La nature n’a pas voulu qu’il fût cruel ni qu’il exerçât une vengeance qui lui coûterait trop cher : elle lui a retiré son arme, et sa colère reste inoffensive. Grande leçon pour les puissants de la terre ! La nature, selon sa coutume, se manifeste dans de petits êtres, et de sublimes enseignements nous viennent de ses moindres ouvrages.

Rougissons de ne pas prendre exemple sur ces faibles animaux, nous dont le courroux doit se modérer d’autant plus que l’explosion en est plus funeste. Plût aux dieux que l’homme subît la même loi que l’abeille, que la vengeance se brisât avec l’arme et ne trouvât pas les moyens de porter plus d’un coup, ni d’autres bras pour servir ses fureurs ! Elle se lasserait bien vite, si elle ne s’assouvissait qu’à ses dépens et n’exhalait son venin qu’au péril de sa vie. Et même, telles que sont les choses, elle ne le pourrait impunément. Force est au tyran d’éprouver toutes les peurs34 qu’il inspire ; il faut qu’il surveille toutes les mains, et qu’au moment même où nul ne complote, il se croie menacé , et qu’aucun instant de sa vie ne soit libre