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DE LA CLÉMENCE, LIVRE I.

plus souvent il la désire, plus odieux à lui-même qu’à ceux qu’il opprime.

Celui au contraire qui, veillant à tous les intérêts, bien qu’il en défende plus spécialement quelques-uns, alimente comme siennes29 toutes les parties du corps social ; celui qui, porté par nature à la bonté, lors même qu’il convient de sévir, laisse voir avec quelle répugnance il prête son bras à la rigueur préservatrice des lois ; qui n’a dans l’âme rien d’hostile, rien de farouche ; qui exerce doucement une autorité salutaire, qui veut la faire aimer, trop heureux si de sa prospérité tous avaient leur part ; qui est affable dans ses discours, et d’un abord facile ; dont le visage, et c’est ce qui gagne surtout les peuples, respire l’amabilité ; qui, favorable aux vœux légitimes, repousse sans aigreur ceux qui ne le sont pas, celui-là est chéri, défendu, vénéré de tous ses sujets. Les entretiens secrets parlent de lui de la même manière que les harangues. On désire sous lui d’être père ; et la stérilité, compagne forcée des maux publics, disparaît : on croit bien mériter de ses enfants en les faisant naître dans un si beau siècle. Un tel prince est gardé par ses bienfaits ; il n’a nul besoin de satellites : pour lui les armes sont une décoration30.

XIV. Quel est donc le devoir d’un prince ? Celui d’un bon père, qui tantôt reprend ses enfants avec douceur, tantôt les menace, et parfois même frappe pour mieux avertir. Un homme sensé ne déshérite pas son fils au premier mécontentement. À moins que des torts graves et répétés n’aient vaincu sa patience, à moins qu’il n’appréhende des fautes plus grandes que celles qu’il punit, sa main se refuse toujours à signer le fatal arrêt. Il fait d’abord mille tentatives pour rappeler ce caractère indécis des sentiers mauvais où il glisse ; c’est quand tout espoir est perdu, qu’il essaye des moyens extrêmes ; car on n’a recours aux grands châtiments que si tout remède est épuisé.

Cette tâche du père est aussi celle du prince que nous appelons père de la patrie sans qu’une vaine flatterie nous y porte, car ses autres surnoms sont purement honorifiques. Ceux de grand, d’heureux, d’auguste, et tous les titres possibles dont nous surchargeons une fastueuse majesté, sont pour elle un banal tribut ; mais nommer le prince père, de la patrie31, c’est lui dire que le pouvoir qui lui fut remis est tout paternel, qu’il doit être le plus tempéré de tous, plein de sollicitude pour ses enfants, et placer leurs intérêts avant les siens. Père,