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DE LA CLÉMENCE, LIVRE I.

toyens, bien que la république ne courbât sous sa main qu’une tête encore indomptée ; sa clémence lui vaut aujourd’hui encore les suffrages de cette renommée si peu complaisante même aux princes vivants. Nous le croyons au rang des dieux, sans attendre que la loi l’ordonne. Si nous confessons qu’il fut un bon prince et bien et dignement surnommé père de la patrie, c’est uniquement parce que les offenses à sa personne, d’ordinaire plus sensibles au souverain que les violations du droit, ne le poussaient à aucune rigueur ; parce qu’aux mots les plus sanglants il se contentait de sourire ; parce qu’il semblait souffrir lui-même les peines qu’il infligeait ; parce que tous les condamnés pour adultère commis avec sa fille, loin qu’il les ait punis de mort23, reçurent de lui des sauf-conduits pour s’éloigner en toute sûreté. Voilà ce que j’appelle pardonner : savoir tant d’hommes prêts à s’irriter pour vous, à faire leur cour la tête de votre ennemi à la main, et non-seulement sauver, mais protéger cet ennemi !

XI. Tel fut Auguste déjà vieux, ou déclinant vers la vieillesse, après une jeunesse bouillante, irascible, signalée par tant d’actes vers lesquels il ne tournait qu’à regret les yeux. Nul n’oserait mettre en parallèle votre douceur avec celle d’Auguste, tout divin qu’on le nomme, opposât-on à vos jeunes années les24 années plus que mûres d’un vieillard. Il a été clément et modéré ; mais ce fut après Actium, après cette mer souillée du sang romain, après qu’il eut brisé aux côtes de Sicile ses flottes et celles de ses rivaux, après les hécatombes de Pérouse25 et les proscriptions. Pour moi, je n’appelle pas clémence la lassitude de la cruauté. La vraie clémence, César, est celle dont vous faites preuve, qui n’est point née d’une barbarie repentante, qui consiste à rester sans tache, à n’avoir jamais versé le sang des citoyens. C’est, au sein de la toute-puissance, véritablement régner sur soi-même, c’est être l’amour de l’univers, cette commune patrie si dévouée pour vous, que de ne se laisser ni enflammer de passions coupables ou irréfléchies, ni corrompre aux exemples de ses prédécesseurs, que de ne pas tenter jusqu’où va la rigueur de ses droits sur les peuples, mais, au contraire, d’émousser le glaive du pouvoir.

Grâce à vous, ô Néron ! Rome est pure de supplices ; et votre belle âme a pu se glorifier de n’avoir pas versé dans le monde entier une goutte de sang humain, chose d’autant plus grande et admirable que jamais le glaive ne fut confié à de plus