Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/327

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
290
DE LA CLÉMENCE, LIVRE I.

tit-fils de Cnaeius Pompeius. Il n’avait pas la force de faire mourir un homme, lui qui avait dicté avec M. Antoine, dans un souper, l’édit de proscription. Il gémissait, il proférait par intervalles des paroles sans suite et contradictoires. « Quoi ! je laisserai aller mon assassin libre et tranquille, et les alarmes seront pour moi, l’impunité pour lui ! Quoi ! lorsqu’après tant de guerres civiles qui ont vainement menacé ma tête, lorsqu’au prix de tant de combats sur mer et sur terre d’où je suis sorti sain et sauf, j’avais conquis la paix du monde, cet homme aura voulu non-seulement me tuer, mais faire de moi un holocauste. » On devait l’attaquer dans un sacrifice où il allait présider. Ensuite, après un moment de silence, d’une voix bien plus forte, et plus indignée contre lui-même que contre Cinna : « Pourquoi vis-tu, si ta mort importe à tant de citoyens ! Quoi ! toujours des supplices, toujours du sang ! Je suis pour les jeunes nobles une tête condamnée, contre laquelle ils aiguisent leurs poignards. La vie n’est pas d’un tel prix, que pour ne la point perdre il faille tant de victimes. »

Enfin Livie l’interrompit en lui disant : « Accueillerez-vous les conseils d’une femme ? Suivez l’exemple d’un médecin : si les remèdes ordinaires ne réussissent pas, ils emploient les contraires. La sévérité jusqu’ici n’a pas été heureuse. À Salvidiénus a succédé Lépide, à Lépide Muræna, à Muræna, Cæpio, à Cœpio, Egnatius et d’autres que je ne nomme pas, car quelle honte que de pareilles gens aient eu tant d’audace ! Essayez maintenant de la clémence. Pardonnez à Cinna : il est découvert, il ne peut plus vous nuire, sa grâce peut servir votre gloire. »

Charmé de trouver en elle l’avocat de ses propres pensées, l’empereur remercia son épouse, contremanda sur-le-champ son conseil et fit appeler Cinna seul. Renvoyant alors tout le monde de sa chambre, après avoir fait placer un second siège pour Cinna : « Je te demande avant tout, lui dit-il, de m’écouter sans m’interrompre, sans couper mon discours d’aucune exclamation : tu auras tout loisir de parler après moi. Je t’ai trouvé, Cinna, dans le camp de mes adversaires, non pas devenu, mais né mon ennemi ; et je t’ai laissé vivre, je t’ai rendu tout ton patrimoine. Aujourd’hui ton bonheur et ta richesse sont tels, que le vaincu fait envie aux vainqueurs. Tu as demandé le sacerdoce : de préférence à de nombreux compétiteurs dont les pères s’étaient battus pour ma cause, je te l’ai donné. Après tant de bienfaits, tu as résolu de m’assassiner. »