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DE LA CLÉMENCE, LIVRE I.

l’homme, une sécurité profonde et prospère, et tout droit à l’abri de toute injustice. Ils ont sous les yeux la plus heureuse forme de république, où il ne manque, d’une liberté extrême, que la licence de s’entre-déchirer. Maia ce qui par-dessus tout frappe les grands comme les petits d’une égale admiration, c’est votre clémence. Et en effet, quant aux autres vertus du prince, chacun, selon son rang de fortune, ou les éprouve ou en espère plus ou moins ; de sa clémence tous se promettent le même appui. Eh ! où est l’homme si fort et si satisfait de son innocence, qui ne se réjouisse de voir assise auprès du souverain la clémence, secourable à la fragile humanité ?

II. Dans l’opinion de quelques-uns, je le sais, la clémence est le soutien des méchants, car s’il n’y a pas eu crime, elle reste inapplicable : c’est la seule vertu qui chez un peuple d’honnêtes gens n’ait rien à faire. Mais d’abord comme l’art de guérir, utile aux seuls malades, est estimé aussi de ceux qui se portent bien, ainsi la clémence, qu’invoque l’homme digne de punition, est révérée encore de qui n’a point fait le mal. Et puis, elle peut s’étendre parfois même à des innocents, quand il arrive qu’une situation est réputée crime[1] ; et la clémence vient en aide non-seulement à l’innocence, mais souvent encore à la vertu, puisqu’il se rencontre par la fatalité des temps des actes louables qui courent risque d’être punis4. Ajoutez qu’une grande partie des hommes est capable de retour aux pratiques honnêtes. Il ne convient pas toutefois de pardonner au hasard : car dès que toute distinction entre les bons et les méchants est effacée, la confusion survient et les vices débordent. Apportez ici cette réserve qui sait démêler les âmes guérissables des âmes désespérées. Que votre clémence ne soit ni indistincte et banale, ni trop exclusive : il est également cruel de pardonner à tous5 et de ne faire grâce à personne. On doit tenir un milieu ; or l’équilibre étant difficile, s’il faut que l’un des deux côtés y gagne, que ce soit celui de l’humanité.

III. Mais ceci sera mieux traité en son lieu. Je divise maintenant tout notre sujet en trois parties. La première complétera l’éloge de la clémence ; la seconde en montrera la nature et les caractères ; comme en effet certains vices ont de la ressemblance avec des vertus, on ne peut les en distinguer qu’en les marquant de traits qui les fassent reconnaître. Nous recher-

  1. Interim fortuna pro culpa est. Allusion à Britannicus. On a dit en France : Il y a des situations qui conspirent.