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NOTICE SUR LA VIE


alors des accents d’une hauteur incomparable. Mais en quoi il dépasse beaucoup la morale de Cicéron, c’est lorsqu’il flétrit avec une généreuse indignation la passion des Romains pour les spectacles de gladiateurs ; c’est lorsqu’il réprouve les distinctions de nobles et de non nobles, lorsqu’il revendique les droits primitifs de l’esclave, l’égalité naturelle des hommes, sans en faire un texte à déclamations dangereuses, mais pour éveiller chez les maîtres les sentiments de justice, de pitié, de fraternité que le temps seul, depuis, aidé du christianisme, a fait prévaloir en partie et qui sont si loin encore d’avoir triomphé.

En maint endroit de ses écrits, il s’élève tour à tour avec ironie et avec véhémence contre les subtilités sophistiques de l’école stoïcienne. La pensée moderne, plus pratique, mais qui elle-même a passé en s’y perfectionnant par les arguties non moins fastidieuses de la scolastique, a peine à comprendre que des questions analogues fussent prises au sérieux par les meilleurs esprits du temps de Sénèque. Il était nécessaire que le bon sens en fît justice. Sénèque a entrepris cette tâche, surabondamment pour nous ; mais il l’a dû faire, et le meilleur motif à en donner, c’est qu’il avait besoin lui-même d’achever de se guérir du mal commun pour lequel il gardait encore un reste de complaisance.

C’est surtout dans les préceptes de détail qu’il brille et qu’il triomphe ; il revêt de couleurs éblouissantes les remarques physiologiques les plus délicates, des portraits qui semblent pris à La Bruyère, des observations profondes que son expérience de la cour et des hommes lui a fait recueillir. Dans l’antiquité, pas un moraliste ne l’a égalé. Son style vif et heurté, sa phrase courte, semée par instants de nuances chatoyantes, mais claires pour l’esprit attentif et bien plus faciles à saisir qu’à reproduire, le rhythme rapide, presque poétique, qui ne l’abandonne jamais et qui offre tant d’analogie avec le mètre varié des tragédies publiées sous son nom, enfin le don qu’il possède au plus rare degré de formuler sous le moins de mots possible une pensée frappante,