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APOKOLOKYNTOSE

guignon ! je crois que me suis embrené ! » Qu’avait-il fait ? Je l’ignore : mais je sais bien qu’il a fait ainsi sur toute chose.

V. Vous dire ce qui s’est ensuite passé sur la terre serait superflu. Vous le savez de reste ; et il n’est pas à craindre qu’on perde le souvenir de ce que la publique allégresse a si bien gravé dans les âmes. Jamais les jours de félicité s’oublient-ils ? Écoutez ce qui s’est fait dans le ciel, selon mon auteur : à lui la responsabilité.

On annonce à Jupiter l’arrivée d’un quidam de bonne taille, ayant les cheveux d’un blanc parfait et une sorte d’allure menaçante, car il branle continuellement la tête et traîne le pied droit. On lui a demandé de quelle nation il est ; il a répondu on ne sait quoi en bredouillant et d’une voix inarticulée. On ne comprend pas son jargon qui n’est ni grec, ni romain, ni d’aucune nation connue.

Alors Jupiter donna l’ordre à Hercule qui, ayant parcouru toute, la terre, était censé connaître tous les peuples, d’aller voir et d’examiner de quelle race il était. Or donc Hercule, au premier aspect, éprouva un trouble réel en homme qui n’aurait pas dompté encore tous les monstres[1]. Il vit cette face d’espèce nouvelle, cette démarche insolite, il ouït cette voix qui n’appartenait à aucun animal terrestre, qui n’était, comme chez les monstres marins, qu’un rauque et sourd grognement, et il pensa que le treizième de ses travaux lui tombait sur les bras. En y regardant mieux, il crut démêler quelque chose d’un homme. Il s’approcha donc et, chose facile à un roitelet grec, il débita ce vers d’Homère :

Quel es-tu ? D’où viens-tu ? De quel pays es-tu[2] ?

À ce langage, Claude est tout joyeux qu’il y ait là des gens lettrés : il espère qu’il va trouver à placer ses histoires[3]. Et il réplique par ce vers du même poëte, qui voulait dire je suis César :

Les vents m’ont amené des rivages troyens[4] ;

  1. Je lis avec deux manuscrits : ut qui etiam non omnia monstra domuerit. Lemaire : …non Junonia monstra timuerit.
  2. Odyssée, I, 179.
  3. Il avait écrit en grec l’histoire des Tyrrhéniens en vingt livres, et celle des Carthaginois en sept livres, outre celles qu’il avait faites en latin. (Suétone, Claude, 41 et 42.) Voir aussi Consol. à Polyb., xxvi.
  4. Odyssée, X, 39.