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DE LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME.


trouver matière à de nouveaux tracas, et prenait deux heures pour se remettre des fatigues de tout le jour. D’autres dételaient au milieu de la journée et reportaient sur l’après-midi les affaires de moindre embarras. Nos pères ne voulaient point qu’après la dixième heure on fît de nouveaux rapports au sénat. À la guerre, le service de nuit est alternatif ; et qui revient d’expédition a sa nuit franche.

Ménageons nos forces intellectuelles et donnons-leur par intervalles un repos qui soit pour elles un aliment réparateur. La promenade dans les lieux découverts, sous un ciel libre et au grand air, récrée et retrempe nos facultés. Souvent un voyage en litière, un simple changement de contrée, donnent au moral une vigueur nouvelle, comme ferait encore un repas d’amis, un peu plus de vin que de coutume. Parfois même on peut aller jusqu’à l’ivresse, non pour s’y plonger, mais pour y noyer ses ennuis[1]. Car elle les enlève, elle remue l’âme dans ses profondeurs, et entre autres affections chasse la mélancolie, On appelle Liber l’inventeur du vin, non parce qu’il provoque la licence des paroles, mais parce qu’il délivre l’âme des soucis qui la tyrannisent, parce qu’il lui donne plus d’assurance, de vigueur et d’audace à tout entreprendre. Mais le vin, comme la liberté, n’est salutaire que pris avec mesure. On croit que Solon et Arcésilaüs aimaient à boire ; on a reproché à Caton l’ivrognerie : on arriverait plutôt à rendre ce reproche honorable qu’à ravaler Caton. Mais que le remède ne soit pas trop fréquent : il pourrait tourner en habitude dangereuse ; seulement, à certains jours, convions notre âme à une gaieté franche et libre, et faisons quelque trêve à l’austère sobriété.

En effet, si nous en croyons un poëte grec[2], Il est doux par moments de perdre la raison. Vainement il frappe au temple des Muses, l’homme qui reste de sens rassis, dit Platon ; et Aristote : Point de grand génie sans un grain de déraison. L’imagination ne peut s’élever au grandiose et à la majesté du langage, si elle n’est fortement émue. C’est en dédaignant les pensées vulgaires et de tous les jours, c’est quand le souffle sacré l’exalte et la transporte, c’est alors qu’elle fait entendre des accents plus qu’humains. Elle ne peut atteindre à rien de sublime, à aucune œuvre ardue, tant qu’elle demeure en son assiette. Il faut qu’elle s’écarte de la voie commune, que toute

  1. Sénèque, sur ce point, se réfute lui-même : Lettre LXXXIII.
  2. Anacréon. Dulce est desipere in loco. Hor., Odes IV, xii.