Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/297

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
260
DE LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME.


lâches ? Louons plutôt en lui un héros digne à jamais de nos éloges, et disons : « Ô l’homme de cœur ! Ô l’homme heureux ! te voilà libre des accidents humains, de l’envie, de la maladie, libre de la captivité : ce n’est pas toi que les dieux ont cru digne de la mauvaise fortune ; c’est elle qu’ils ont crue indigne de pouvoir jamais rien sur toi. » Quant à ceux qui fuient la lutte et qui du sein de la mort tournent encore les yeux vers la vie, il faut les ramener forcément à l’ennemi.

Je ne veux pleurer ni l’homme qui est dans la joie ni celui qui verse des larmes : le premier a séché les miennes ; l’autre, s’il en répand, n’est plus digne d’en obtenir de moi. Quoi ! je pleurerais Hercule expirant dans les flammes ; Régulus percé de clous qui le déchirent ; ou Caton, de son propre fer[1] ? Ils ont tous, au prix de quelques jours de vie, acheté une éternelle gloire ; ils sont arrivés par la mort à l’immortalité.

Il est encore une source féconde de sollicitudes, c’est le pénible soin qu’on prend de se composer et de ne se jamais montrer tel qu’on est, comme font tant d’hommes dont toute la vie est un mensonge, une représentation de théâtre. Quel supplice que d’avoir sans cesse les yeux sur nous-mêmes, et de trembler qu’on ne nous reconnaisse pour n’être pas ce que nous semblons ! Quelle anxiété de tous les instants que de prendre le moindre coup d’œil pour un jugement porté sur nous ! Car mille incidents viendront malgré nous nous dévoiler(22) ; et dût-on réussir dans un rôle aussi difficile, quelle jouissance ou quelle sécurité, de passer sa vie sous le masque !

Mais quelle satisfaction dans cette simplicité franche qui n’a d’ornement qu’elle-même, qui ne jette pas un manteau sur ses mœurs ! On court le risque, il est vrai, d’être mésestimé, si tout en nous est sans voile pour tous ; car bien des gens dédaignent ce qu’ils abordent de trop près. Mais le vrai mérite n’a pas à craindre de rien perdre à un examen trop familier ; et, après tout, le dédain que nous attirerait la franchise vaut mieux que le supplice d’une continuelle dissimulation. Prenons toutefois un juste milieu : la distance est grande entre la franchise et le trop d’abandon.

Il faut aussi se retirer souvent en soi-même ; la fréquentation d’hommes qui ne nous ressemblent pas trouble l’âme la mieux réglée, réveille les passions et irrite ce qu’il peut y avoir en

  1. Je lis, avec le manusc. Colbert : aut Catonem vulnere suo ? au lieu de aut Catonem quod vulnera sua fortiter tulit ? leçon faible et plate.