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DE LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME.


du moins quelque bon espoir ; mais il y a folie à pleurer ce qu’on désespère de réformer ; et à tout bien considérer, il est plus noble d’être gagné par le rire que par les pleurs. Le rire soulève une des plus légères affections de l’âme, il ne voit rien de grand, de sévère ni même de sérieux dans tout notre vain appareil. Qu’on réfléchisse sur chacune des choses qui nous font gais ou tristes, on sentira combien est vrai ce mot de Bion : « Toutes les affaires qui occupent les hommes sont de vraies comédies, et leur vie n’est ni plus respectable ni plus sérieuse que des embryons mal formés. » Mais le plus sage sera d’accepter tranquillement les mœurs communes et les vices des hommes sans se laisser aller ni aux rires ni aux larmes. Se tourmenter des misères d’autrui, c’est se vouer à d’éternels chagrins ; en faire un sujet de risée serait une jouissance barbare, tout comme c’est une stérile politesse que de verser des pleurs et composer son visage parce que le voisin enterre son fils.

Et aussi, dans tes chagrins personnels, ne donne à la douleur que ce qu’exige non l’usage[1], mais la raison. Car le grand nombre ne verse de larmes que pour être vu ; elles tarissent quand les témoins s’en vont ; on croit malséant de ne pas pleurer quand tout le monde pleure. Elle est tellement invétérée en nous cette fausse honte qui nous assujettit à l’opinion, que la chose la plus naturelle, la douleur, arrive elle-même à l’affectation.

Une autre considération bien légitime qui d’ordinaire contriste l’âme et la jette dans l’anxiété, c’est la fin malheureuse des hommes vertueux. C’est Socrate contraint de mourir dans les fers ; Rutilius de vivre dans l’exil ; Pompée et Cicéron de tendre la gorge à leurs clients ; Caton, cette vivante image des vertus, se courbant sur son glaive et témoignant que le coup qui l’immole immole aussi la république. Quelle âme n’est torturée de voir la fortune si inique dans ses récompenses ? qu’espérer désormais, nous tous, quand les plus hommes de bien subissent les pires(21) destinées ? Que faire donc ? Examiner comment chacun d’eux a souffert la sienne : s’ils l’ont fait en héros, souhaiter leur courage ; si c’est lâchement et en femmes qu’ils périrent, leur perte est nulle pour l’humanité. Ou ils sont dignes que leur vertu te fasse envie, ou leurs cœurs pusillanimes ne valent pas un regret. Quelle honte ne serait-ce point, si la mort courageuse d’un grand homme n’enfantait que des

  1. Voy. Consol. à Marcia, et Lettres lxiii et xciv.