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DE LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME.


quelque espoir pour se remuer, incités qu’ils sont par des apparences telles quelles, dont l’imagination préoccupée ne reconnaît pas tout le néant. De même chacun de ces hommes, qui ne sortent que pour grossir la foule, a mainte idée frivole et vaine qui le promène par la ville et, sans qu’il ait la moindre affaire devant lui, l’arrache de son lit dès l’aurore, l’envoie heurter à vingt portes différentes, saluer vingt nomenclateurs ; et refusé presque partout, la personne qu’il trouve le plus difficilement chez elle, c’est lui-même.

De cette maladie procède un vice des plus odieux, la manie d’écouter, de s’enquérir de ce qui se sait et de ce qui ne se sait pas, d’apprendre une foule de choses qu’il est dangereux de raconter et dangereux d’entendre. C’est, je crois, à ce propos que Démocrite a dit au début de son livre : « Qui voudra vivre tranquille ne se chargera pas de nombreuses affaires, publiques ou privées, » entendant par là sans doute celles qui sont superflues, car les nécessaires, soit privées, soit publiques, il faut s’y vouer, fussent-elles nombreuses, fussent-elles infinies ; mais quand ce n’est pas la voix solennelle du devoir qui commande, il faut s’abstenir d’agir.

XIII. Celui qui entreprend beaucoup donne souvent prise à la Fortune : le plus sûr est de la tenter rarement, de songer sans cesse à ses caprices et de ne se rien promettre de sa constance. Je m’embarquerai, à moins de quelque incident ; je serai préteur, si rien n’y met obstacle ; ma spéculation réussira, s’il ne survient quelque traverse. Voici pourquoi nous soutenons qu’il n’arrive au sage rien d’inattendu : nous l’affranchissons, sinon des accidents, du moins des erreurs communes ; toutes choses ne tournent pas comme il l’a voulu, mais comme il l’a prévu. Or il a prévu avant tout que ses plans pouvaient rencontrer des résistances. Et il faut bien que le regret d’avoir désiré en vain soit moindre chez l’homme qui ne s’est pas promis en tout cas le succès.

XIV. Prenons aussi cette facilité d’humeur qui n’embrasse pas trop ardemment un premier projet ; passons de bonne grâce où le sort nous mène ; ne redoutons point de changer de vues ou d’état : seulement ne tombons pas dans cette vicieuse mobilité de plans qui est le plus grand ennemi de notre repos. Car si l’obstination est une cause nécessaire de misère ? et d’angoisses, puisque à chaque instant la Fortune lui arrache quelque illusion, un mal bien plus grave, c’est la légèreté qui ne se fixe nulle part. Deux fléaux pour la paix de l’âme : ne