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DE LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME.


s’offrir aux âmes ; on n’entrevoyait nul remède contre tant de fléaux déchaînés. Où eût-elle trouvé, la malheureuse ville, assez d’Harmodius ?

Socrate cependant était au milieu de ce peuple, de ces sénateurs qui pleuraient et qu’il consolait ; qui désespéraient de la république et qu’il rassurait ; au milieu de ces riches qu’effrayait leur opulence et auxquels il reprochait le tardif repentir d’une fatale avarice ; et il offrait à qui voulait l’imiter le grand exemple d’un citoyen qui marche libre en face de trente despotes. Voilà celui que cette même Athènes fit mourir en prison : il avait impunément bravé une légion de tyrans, et la cité libre ne put souffrir la liberté d’un homme. Sachons par là que même dans une patrie esclave l’occasion de payer de sa personne ne manque pas au sage, et que dans une ville florissante et prospère la cupidité, l’envie et mille autres vices, sans gardes armés, n’y sont pas moins rois.

Ainsi, selon que le permettent les circonstances politiques ou notre destin personnel, il faut étendre ou resserrer notre sphère d’action, mais agir en toute occurrence sans que la crainte nous retienne engourdis. Et l’homme de cœur est celui qui de toutes parts en butte à d’imminents périls, quand le bruit des armes et des chaînes résonne autour de lui, ne brise point son courage aux écueils, comme aussi ne s’y dérobe pas[1] : s’enterrer n’est point se sauver. « J’aime mieux cesser d’être, disait, je crois, Curius Dentatus, que d’être mort dès cette vie. » Quoi de pire en effet que de se voir effacé du nombre des vivants avant l’heure du trépas ? Créons-nous un tout autre sort : si nous tombons sur une époque où la chose publique soit trop peu maniable, sacrifions davantage au loisir et aux lettres ; comme dans une traversée périlleuse, prenons terre plus souvent ; et sans attendre que les affaires nous quittent, prenons congé d’elles les premiers.

IV. Il faut considérer d’abord ce que nous sommes, puis ce que nous voulons entreprendre, enfin les hommes pour lesquels et avec lesquels nous devons agir. Ce que nous sommes, ai-je dit, avant tout ; car presque toujours l’amour-propre nous exagère nos forces. L’un échoue pour avoir trop compté sur son éloquence ; l’autre impose à ses biens plus de charges qu’ils n’en peuvent porter ; l’autre accable son corps débile de fonctions trop

  1. Je lis comme Fickert, avec deux manusc. :non est enim servare se, obruere. Lemaire : non enim debet : servare se voluit, nec obruere.