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DE LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME.


vaste à la vertu. On te ferme le barreau, on te repousse de la tribune, des comices ? Regarde derrière toi quelle immense étendue de régions se déploie, quelle multitude de peuples ! Jamais une assez grande partie de la terre ne te sera interdite, qu’il ne t’en reste une plus grande encore. Prends garde seulement que tous les torts ne viennent de toi seul ; tu ne veux peut-être servir la patrie qu’à titre de consul, ou de prytane, ou de céryx ou de suffète ? Ne voudrais-tu donc aussi faire campagne que comme général ou tribun ? Si les autres sont aux premiers rangs, si le sort t’a rejeté parmi les triaires, combats de la voix et de l’exemple, par tes exhortations et ton courage. Eût-il les mains coupées, le brave trouve encore à seconder les siens, rien qu’à garder son rang et à les animer de ses cris. Voilà ton rôle : que la Fortune t’éloigne des premiers postes de l’État, reste debout et assiste-nous de ta voix ; si l’on étouffe ton cri dans ta gorge, reste debout encore, assiste-nous de ton silence(7).

Rien de ce que fait un bon citoyen n’est perdu : sa façon d’écouter, ses regards, son visage, son geste, son opposition muette, sa démarche même sont utiles. Comme ces substances salutaires qu’il n’est besoin ni de goûter, ni même de toucher, dont le parfum est efficace, la vertu répand de loin et sans qu’on la voie son heureuse influence. Soit que la vertu ait libre carrière et jouisse de ses droits, soit qu’elle n’ait qu’un accès précaire et replie forcément sa voile ; inactive, silencieuse et circonscrite, ou brillant au grand jour, en quelque état qu’elle soit elle sert l’humanité. Crois-tu donc qu’un sage repos soit d’un exemple si peu utile ?

Concluons que le parti le meilleur est de mêler le loisir aux affaires, lorsque des empêchements fortuits ou la situation politique font obstacle à la vie active. Car toutes les barrières ne sont jamais si bien fermées qu’un acte honorable ne puisse se faire jour. Qu’on trouve une ville plus malheureuse qu’Athènes à l’époque où trente tyrans la déchiraient. Treize cents des meilleurs citoyens avaient été immolés par eux ; et leur cruauté, loin de s’assouvir, s’irritait par ses excès même. Cette ville où siégeait l’Aréopage, ce tribunal si vénéré, qui possédait un sénat auguste et un peuple digne de son sénat, voyait chaque jour ses bourreaux tenir leur sinistre conseil ; et la curie profanée était trop étroite pour tous ces tyrans. Quel repos pouvait-il y avoir pour une cité qui comptait autant de tyrans que de satellites ? Nul espoir d’affranchissement ne pouvait même