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DE LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME.


france, comme de se retourner dans un lit et changer de côté pour prévenir la fatigue, ou prendre une position nouvelle pour trouver la fraîcheur. Tel est l’Achille d’Homère, couché tantôt sur le dos, tantôt sur la face, et qui essaye successivement de toutes les postures. C’est là le propre d’un malade : ne pouvoir supporter longtemps le même état et demander son remède au changement. Voilà pourquoi l’on entreprend des voyages sans but, on côtoye tous les rivages, on promène sur la terre et sur l’onde une inconstance toujours ennemie des objets présents. Allons dans la Campanie. Puis déjà ce séjour de délices nous lasse : il nous faut une contrée sauvage. Parcourons le Brutium et les forêts Lucaniennes. Oui, mais cherchons parmi ces déserts de quoi récréer un peu nos yeux délicats de l’horreur monotone d’une nature repoussante. C’est Tarente : volons-y, voyons son port fameux, ses hivers tempérés, ses opulentes demeures dignes encore de leurs anciens maîtres ; et bientôt : vite, retournons à Rome : depuis trop longtemps mes oreilles sont privées des applaudissements, du fracas du cirque ; courons rassasier nos yeux de sang humain.

Les voyages se succèdent, les spectacles remplacent les spectacles, et comme dit Lucrèce :

Ainsi l’homme toujours se fuit lui-même…[1]

Mais que sert de fuir, s’il ne se quitte pas ? Il est à lui-même son éternel, son insupportable compagnon. Sachons-le donc bien : nos ennuis ne sont pas la faute des lieux, mais la nôtre4. L’homme n’a de force pour rien supporter, il ne souffre ni le travail, ni les plaisirs, ni lui-même, ni quoi que ce soit un peu longtemps. Quelques-uns furent poussés au suicide, parce qu’à force de varier leurs projets d’existence ils retombaient dans le même cercle et ne s’étaient plus laissé le moyen de changer encore. Ils ont pris en dégoût la vie et la scène du monde ; de là le cri désespéré des hommes de plaisir : « Verrai-je donc toujours les mêmes choses ?[2] »

III. Contre cette sorte d’ennui tu me demandas le remède à employer ? « Le meilleur serait, comme dit Athénodore, de se vouer aux affaires, aux emplois publics, aux devoirs de la vie civile. Si certains hommes passent tout le jour au soleil, dans les exercices et les soins du corps ; si pour l’athlète il est es-

  1. De natura rer., III
  2. Voir aussi Lettre 24.